Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) fut sans doute le peintre français le plus emblématique des décennies qui ont précédé la révolution, escortant son époque avec une palette quand Laclos ou Restif de la Bretonne l'accompagnaient de leur plume et Casanova de ses bijoux. En 1767, il reçut une commande singulière d'un aristocrate, Monsieur de Saint-Julien, accessoirement receveur du Clergé. Que voulait-il ? Nous le savons précisément par une lettre :
Je désirerais que vous peignissiez Madame sur une escarpolette, qu'un évêque mettrait en branle. Vous me placerez de façon, moi, que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant, et mieux même, si vous voulez égayer votre tableau
La demande initiale s'adresse au peintre Doyen, qui vient d'achever "Le miracle des ardents" pour l'église parisienne de Saint-Roch. Il s'offusque de la requête et la propose à son collègue Fragonard, déjà connu pour son goût de ce style léger. Ce dernier accepte, mais toutefois ne fait pas figurer d'ecclésiastique dans son tableau, mais un personnage noyé dans l'ombre qui pourrait être un père ou un mari plus âgé, sans habit ni coiffure reconnaissable. De la sorte, il ne craint ni le scandale ni le courroux des autorités, toujours vigilantes, des salons. En pleine lumière, la jeune fille s'amuse à provoquer l'émoi d'un galant par le mouvement rythmé de ses jambes. Une chaussure vole et le jeune homme en perd son équilibre sous le regard mythologique de petits angelots stupéfaits.
Jean-Honoré Fragonard, L'escarpolette – vers
1767 - Collection Wallace
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La couleur, associée au mouvement, et la luminosité, comme la virtuosité d'un spectacle tout entier voué à la provocation sensuelle et au voyeurisme font de "L'escarpolette" un chef-d’œuvre de construction érotique. Il se trouve aujourd'hui dans la collection de R.Wallace, l'homme qui a doté Paris de ces fameuses fontaines, visibles aux quatre coins de la ville, depuis la fin du XIXe siècle.
Fragonard n'était pas novice dans ce genre hérité des "fêtes galantes" de Watteau. Il devint grâce à cette toile l'inventeur de la peinture de charme : le "divin Frago" était né. Dès lors, une cour avide de décorations suggestives, mais néanmoins friande de rigueur classique lui confia ses intérieurs de salons lascifs, ses boudoirs feutrés. Il s'adonna ainsi surtout au genre érotique dont il ne se départit jamais, suivant ainsi la mode du libertinage mondain dans un style "parc au cerfs" beaucoup plus plaisant que celui des bergers d'Arcadie. Une vocation du plaisir, encouragée d'autant que l'impulsion venait d'en haut, de ceux chez qui l'artiste eut normalement le moins de chance de l'y trouver, que ce soit chez le Régent dans le palais Richelieu ou dans les décors des chambres à coucher de Marly, aménagées par Louis XV.
Jean-Honoré Fragonard,
"Le Colin-Maillard", vers 1754-1756 Toledo, toledo Museum
of Art
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En 1770, il est le maître incontesté du genre, ouvre son école, soigne ses élèves, se marie, vit très sérieusement, on ne lui connaît aucune déviation qui aurait pu innocemment germer dans le décor licencieux de ses ateliers. Il met en scène les variations érotiques de son thème favori : jeux de jardins, couples déguisés qui se poursuivent, jeunes bergères bousculées dans le foin, regards indiscrets, résistance suggestive, sans indécence, mais que décorent une végétation suspecte et une humidité ambiante. Alternativement, elles répondent aux volumes gonflés, aux soieries abondantes, aux draps noués des intérieurs comme dans la symbolique efficace du fameux "Verrou" (1777) sur l'affiche de l'exposition.
Je peindrais avec mon cul
Jean-Honoré Fragonard,
"Le billet doux ou La Lettre d'amour" The Metropolitan
Museum
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Passé de mode dès les années 1780 et le retour à la rigueur antique, Fragonard renonce à la peinture pendant la Révolution. l'Heure n'est plus à la sensualité, au badinage, mais à la sobriété des anciens, débarrassée des fanfreluches. La République et l'Empire n'ont que faire des décorations d'alcôves. Privé de clients, dépossédé de sa fortune, il échappe à la misère grâce à la mansuétude du peintre David, qui lui offre un poste de conservateur dans l'ambitieux programme du futur musée du Louvre.
Jean-Honoré Fragonard,
"La Résistance inutile" vers 1770-1773 Stockholm,
Nationalmuseum
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Le 22 août 1806, il quitte son appartement du Palais Royal pour se rendre chez le glacier Véry sous les arcades. Délicatement, il déguste une de ces délicieuses gourmandises parfumées qui font la réputation de l'établissement. Il admire les belles passantes, dont certaines auraient pu être ses modèles. Soudain, la main qui avait dessiné le plaisir de tant d'émotions furtives retombe lourdement sur la crème glacée. Jean-Honoré Fragonard venait d'être frappé d'une congestion mortelle.
D.L
Exposition au musée du Luxembourg du 16 Septembre au 24 Janvier 2016
http://museeduluxembourg.fr/expositions/fragonard-amoureux-galant-et-libertin
Musée du Luxembourg 19 rue Vaugirard, 75006 Paris