Quiconque aime les expositions percutantes sait qu'aujourd'hui c'est au Musée d'Orsay que ça se passe. Guy Cogeval s'est porté candidat pour un vrai tour de force, non sans risques, à l'occasion du bicentenaire de la mort de Sade. Un peu longue et parfois redondante, anachronique, elle est sauvée par les éclairs poétiques d'Annie Le Brun, artiste acrobate qui colle à son fil sans tomber dans la fosse à purin. Levée de rideau sur l'exposition de l'année, qui suit la disparition de Jean-Jacques Pauvert, redécouvreur de Sade et artisan de l'éveil de nombreux talents, une certaine façon lui rendre hommage. Sade invité au musée d'Orsay, l'idée semble saugrenue. Écrivain du XVIIIe siècle, embastillé, puis relégué à l'asile de Charenton pour ses écrits, difficile d’y voir un lien direct avec la peinture ou la sculpture du XIXe siècle, le fond de commerce du musée d'Orsay. Annie Le Brun et la directrice de l'Orangerie, Laurence des Cars, essaient de nous persuader du contraire dans une exposition fleuve et très subjective...
Dès l'entrée en matière, on est surpris de voir des extraits de films diaboliques dont « docteur Jekyll et Mister Hyde » de Stevenson avec Spencer Tracy dans le rôle titre. Le bon docteur Jekyll rêvait d'une médecine capable d'isoler la part sombre de l'homme pour mieux l'éliminer ensuite. Doux rêve qui lui coûtera la vie. Intuition du thème dans une œuvre célèbre, qui met en jeu la transformation du bien et du mal, du plaisir et de la souffrance. Une plongée immédiate dans l'univers sombre des pulsions criminelles du marquis. C'est précisément le problème que pose Sade dans la littérature : celui de l’impossibilité de ségrégation ou d'isolation du principe du mal : l’écrivain est le même que l’homme qui jouit de la souffrance d'autrui : fouet, coup de canif, flagellation, humiliation sexuelle : « tout est bon quand il est excessif ». Sade révèle la bestialité de l'homme et ne la dénonce pas : il la pratique, comme lorsqu'il séquestre et torture la mendiante Jeanne Keller à Arcueil en lui faisant croire à un “entretien d'embauche”. Il en vit aussi, ses productions, très nombreuses circulent sous le manteau et s'affichent sur les étals du Palais Royal, endroit tranquille car interdit à la prévôté. Le rapprochement avec le cinéma qui prospère aujourd'hui dans les zones de non-droit est évident. Sade interprète la double nature insécable de l'homme, mieux, il l'illustre. Double lecture du personnage : lecture littéraire, désir d'infini, infini du désir avec l'alibi de l'écriture sadienne : l'accumulation de scènes improbables dans ses livres, ou bien la lecture réaliste, désespérante, celle que montre la brutale vérité : les deux sont indissociables.
O mon ami ! La prospérité du crime est comme la foudre, dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l'atmosphère, que pour précipiter dans les abîmes de la mort, le malheureux qu'ils ont ébloui -
D.d.Sade - Justine.
Dans la suite du parcours, se succèdent Judith et Holopherne, Salomé et Jean le Baptiste, des corps démembrés, la guerre au moyen âge vue par Degas, Médée furieuse et la mort de Sardanapale par Delacroix, le sommeil de Gustave Courbet, les corps cubistes de Picasso... etc. L'amour chrétien pornographié par Jean-Jacques Lequeu, beaucoup de représentations érotiques miniatures qui circulaient et ainsi de suite... orgies, diables lubriques et godemichés ouvragés par un artiste canadien dont j'ai oublié le nom. L'esprit sadien a bien cheminé au XIXe siècle et atteindra des sommets au Xxe comme l'exposition nous le montre avec des pièces trouvées au quatrième sous-sol du Louvre (sic). L’idée de l’expo est de trouver une filiation dans l’abondance de la production artistique post-sadienne, une idée qui se révèle toutefois anachronique. Pas sûr que le marquis y soit pour grand-chose, il devait être inconnu pour beaucoup de ces artistes .
L’anachronisme est réel lorsqu'on pense à certaines œuvres du XVIe siècle qui n'ont rien à leur envier, tant la cruauté fut immense, quand les viols et autres crimes couvraient l’Europe à l'époque de Dürer. Idem dans les représentations des épisodes de la Bible, et de l'antiquité gréco-latine où les exemples de bascules entre sexualité et monstruosité sont très nombreux : Venus épouse Mars, Pasiphaé donne le minotaure, Zeus foudroie Sémélé, Pâris enlève Hélène (on voit à l'exposition une image très drôle du jugement de Pâris peint par Toulouse-Lautrec), viol mythique de Lucrèce à Rome, enlèvement des Sabines etc., bref l'Art ne manque pas de représentations qui couplent la violence au désir, à toutes les époques. Le thème est fécond et depuis l’Antiquité ! Au XIXe siècle, l'incroyable profusion de la littérature, de dessins avec la fameuse liberté de la presse et l'invention de la photographie lui donnera une ampleur sans précédent, comme au Xxe (on nous montre une photographie d'un tronc humain découvert dans une valise). L'abondance de faits divers érotico-macabres aujourd'hui dans les médias prouve toujours la fascination qu'exerce la douleur d'autrui et sa viralité.
Quelle jouissance pour moi ! J'étais couvert de malédictions, d'imprécations, je parricidais, j'incestais, j'assassinais, je prostituais, je sodomisais ; oh Juliette ! Juliette !
D.d.Sade- Juliette
Les lettres de sa femme sont extraordinaires. Assez riche, elle lui faisait parvenir en prison des bas, des savonnettes, mais aussi des ustensiles douteux et des filles à l'occasion, tout en prenant soin de le laisser enfermé. La vie de l'écrivain est brièvement résumée à l'entrée. Une vie qui, pourtant, aurait mérité d'être plus détaillée pour mieux cerner le personnage civil. Pour Michel Onfray, le philosophe, c'est « un criminel multirécidiviste » dont il faudrait aujourd'hui se débarrasser, il n'est même plus question de dissocier sa part d'ombre et il a probablement raison. Sade avait des comptes à régler avec sa famille, la société et l’Église. En 1789, il harangue la foule à la Bastille avec son tuyau d'évacuation des eaux prétendant qu'on y égorge les prisonniers. Libéré par la révolution, il prononce l'éloge funèbre de Jean-Paul Marat, autre fou célèbre pour ses appels au meurtre et devient le chef de la section des piques, collectif parisien de 3000 sans-culottes et rebuts de la société en tout genre du faubourg Saint Honoré, pilleurs d’églises, assassins de prêtres et guillotineurs de femmes. Il renie sa famille pour échapper au génocide nobiliaire et passe à deux doigts de faire lui-même la bascule sur la planche pour son nihilisme, c'est dire ! Sauvé par Thermidor, une chance que n'a pas eu André Chénier, un miracle même, comme celui de sa célébrité qu'il doit, non pas à ses pulsions lubriques et morbides, mais à la prodigieuse langue du XVIIIe siècle qu'il maniait parfaitement depuis sa jeunesse chez les jésuites de Louis le Grand et lui assura un succès littéraire fait de provocations, de déstabilisations du lecteur, d'inimaginable, d'inmontrable, et de jeu avec la limite physiologique humaine dans l’horreur. Sade se trouvait au bon endroit, au bon moment, encore une chance, celle qui tombe à pic pour en faire aujourd’hui un jalon littéraire.
Je pense, donc je suis. Cette idée, dit cet auteur, n’a aucun son, aucune couleur, aucune odeur, etc. donc elle n’est pas l’ouvrage des sens. Peut-on s’astreindre aussi servilement à la poussière de l’école ?
Sade au sujet de Descartes
Au final, il reste un accrochage colossal, dont les auteurs peuvent être fières. Elles auraient pu aller directement à l'essentiel, les répétitions ne sont pas rares, certaines peu utiles et j’ai ressenti la volonté de faire prendre l'air à certains tableaux. Reste aussi la poésie d'Annie Le Brun et son attachement rituel à réfléchir sur la vérité, ses limites, aime voyager hors des sentiers battus et rebattus, en toute subjectivité. Là, c'est nous qui avons de la chance.
D.L