Les guides touristiques oublient souvent l'histoire qui les a menés jusqu’à nous : les églises Saint Julien le pauvre et Saint Pierre de Montmartre, le moulin Radet, les arènes de Lutèce, l’ancienne école de médecine, l’hôtel de Sens, l’hôtel Biron et d’autres… Masqués par leur passé prestigieux, leur sauvetage fut une aventure qui n'allait pas de soi. Sans l’acharnement de certains, ils auraient pu rejoindre la longue liste de monuments de Paris dont nous ne disposons aujourd’hui au mieux que quelques photos et le plus souvent de rares dessins. Le Paris du Moyen âge a complètement disparu, à l’exception de quelques pierres et de quelques églises. De l’incroyable collection d’hôtels particuliers du XVIIe et XVIIIe, il ne reste que quelques survivants. Un seul cloître reste encore visible. Il ne reste rien de l’arcade Saint Jean de l’ancien hôtel de ville qui fait la couverture de ce livre. Il manque un de ses côtés à la place Dauphine qui n'a conservé que deux pavillons originaux. La logique implacable de l’histoire de Paris est celle de la « tabula rasa », de la disparition des traces. Derrière la ville lumière se cache un fantôme de Paris.
Comme le dit l’auteure dans son introduction « Aussi curieux que cela puisse paraître, l’histoire de la sauvegarde du patrimoine parisien n’a encore jamais été racontée. Aucun ouvrage n’explique quels ont été, au fil du temps, les objets défendus, par qui ils l’ont été, comment, et pourquoi » Ces controverses dépassent de loin la liste des chefs-d’œuvre en péril, culbutent les idées reçues et d’abord celle qui lie l’inquiétude sur le Vieux -Paris et son sauvetage à quelques héros : Victor Hugo, Mérimée, Viollet-le-Duc, Montalembert, Louis Veuillot, Théodore Vacquer, Charles Normand, Michel Fleury. Ils furent suivis de nombreux parisiens fédérés en sociétés savantes : Société de l’histoire de Paris, Société des amis des monuments parisiens, Le Vieux Montmartre, Le Vieux Paris, Société de protection des paysages de France, Association des Amis de Paris, le Centre de Paris etc. La prise de conscience contre les « vandales » et les « démolisseurs » naît dès la Restauration, bien avant les travaux d’Haussmann et remontent à la frénésie destructrice de l'effacement des traces lors de la période révolutionnaire. Elle continuera aussi sous la IIIe république (comme par exemple le dossier de la chancellerie d'Orléans). Cette vigueur associative assura la surveillance, l’alerte, la mobilisation et le suivi de nombreuses « affaires ». Les chantres lyriques du Vieux Paris apportaient leur caution morale quand d'autres assuraient le travail de fourmis et l’argumentation des dossiers, face aux propriétaires désargentés, aux promoteurs avides, voire aux catastrophes historiques et au laisser faire d'une administration ayant d'autres priorités.
Démolir la tour ? Non ! Démolir l'architecte ? Oui ! Cet homme doit être immédiatement révoqué. Il ne comprend rien à l'histoire et donc à l'architecture ! Sur pied la tour ! À terre l'architecte ! V.Hugo
Une autre révélation du livre concerne l’évolution de l’objet patrimonial au cours du temps qui suit les préoccupations des groupements de sauvetage. Au départ, c'est l'intérêt de la pièce archéologique rare ou caractéristique d’une époque artistique qui domine, sa préservation est justifiée par l’Histoire de l’Art : œuvre, monument ou élément de la ville. Au fil du temps, cette condition évolue vers des sujets d'intérêt simplement historique, les souvenirs fonctionnels d'une époque : on pense aux regards, aux enseignes, aux candélabres. Ensuite, ce sont les perspectives, les alignements qui sont préservés, on en arrive à l'interdiction d'affichage, de grattage d’inscriptions, puis enfin aux fameux « quartiers préservés » de la loi Malraux. L' « objet patrimonial » nouvelle abstraction d'un sujet urbain en voie de disparition, est né. Son écrin, le musée Carnavalet, est né en 1866.
Nous sommes héritiers de cette tradition. Cette abstraction peut prendre de nos jours les formes les plus étranges et poser question sur leur sens exact et les motivations réelles de leurs « parrains » : les marquages au sol bizarres à la Bastille ou à la Tour du Temple, les photos “sélectionnées” d'Atget ou de Marville, les plaques sur les immeubles de personnages célèbres, dont il y aurait beaucoup à dire tant sur l'authenticité que sur la pertinence, voire également dans le mobilier urbain « pelle à tarte » de J.C Decaux, où les erreurs ne sont pas rares. Initiée d’un attachement artistique à ses singularités, la ville est maintenant préservée dans son ensemble en tant qu’œuvre d’art, extension de la notion de monument, avec une valeur historique qui se substitue à sa valeur artistique et qui se définit à posteriori... Cette évolution aboutit à « la plus belle ville du monde », choc artistique au lyrisme absolu qui se glisse aujourd'hui vers d'autres curiosités comme la mythification du passé industriel de la ville, ou la récurrence curieuse autour de la Bièvre, demain peut-être vers le ruisseau de Ménilmontant ? Logiquement, cette embellissement du passé aboutit aux légendes, à la nostalgie des origines, un thème cher aux romantiques face à la révolution industrielle.
« L’invention du vieux Paris » est précieux en raison de son travail de recherche sur de nombreux miracles préservés de notre ville et l'histoire de leurs sauvetages : l’hôtel de Lauzun, les derniers pavillons de Ledoux, l'hôtel de Rohan-Soubise, la perspective du square Painlevé, l’esplanade et la gare des Invalides, la rue Visconti, la tour de la charité du cimetière Montparnasse, la chapelle expiatoire, la tourelle de la rue Vieille-du-Temple, etc. Chaque dossier est unique, mais leur mise en perspective historique nous révèle une découverte du XIXe siècle : elle renvoie à la célèbre représentation d’Alfred Robida lors de l’exposition universelle de 1900, quand, aux côtés de la salle des Machines illuminée par la fée électricité, de Jules Verne et pour 50 millions de visiteurs, il imagina son pastiche historique du Vieux-Paris, ses guides, ses flâneries, ses chromos, ses personnages déguisés et pittoresques, fac-similé d'une ville disparue. Ce qui passait alors pour un paradoxe incroyable entre le bilan d’un siècle inouï de progrès et l’image d'un passé mythifié, était aussi, pour beaucoup, une authentique invention.
D.L