La ville qui prend naissance à la tombée de la nuit, quand s’ouvre « l’œil de Paris », surnom donné à Brassaï par son ami Henry Miller, n’est plus la même. Quand le temps s’efface, comme les heures, pour laisser place à une seule nuit : pas d’horloge, sans pendule, pas de montre, sans date « le temps passe, autant qu’il ne passe pas » : C’est la nuit de Paris, éternelle, mythique et infiniment reconnaissable pour le flâneur et l’observateur du détail. Nuit du brouillard, des réverbères, des phares de voitures, de la pluie même, c’est la même eau qui tombe depuis des siècles. Roger Caillois insistait avec justesse sur cette métamorphose qui prend naissance à la lueur des néons, où qu’ils soient : « Rien n’échappe à l’épidémie, le mythique a partout remplacé le réel »
Anonyme La Rotonde, boulevard du Montparnasse, 1939© Keystone-France
Immanence étrange d’une ville d’ombres pressées, de noctambules sans visage, de traits de lumière criarde, d’amoureux égarés qui s’embrassent à la terrasse des cafés ou sur les ponts de la Seine noire comme l’abîme : « La beauté dans le sinistre » disait Prévert. Paris minuit des flambeurs, des flonflons, des bars de la rue de Lappe, des dancings, des julots qui surveillent « la fille de joie triste au coin d’la rue là-bas ». Les fêtards, les libertins se réveillent aussi à Pigalle, sur les boulevards, aux barrières, à Montparnasse, à Montmartre, au Quartier Latin, à Saint-Germain-des-Près, quand ce ne sont pas les malandrins ou les voyous.
Bal musette La Java, 105, rue du Faubourg-du-Temple, Paris Xème - © Albert Harlingue Roger-Viollet
Dans ce Paris noir et blanc, on y travaille aussi et peut-être davantage, on y transpire de plaisir. À la sueur dans les bars et les bordels, s’ajoute celle des spectacles : au cirque Médrano, où Picasso et Brassaï se rendait ensemble, aux Folies Bergères, au Moulin Rouge, dans les caves-boîtes-de-nuit où s’agitent des anonymes et le gotha de la capitale crépusculaire, on y devine vedettes, écrivains, acteurs, des couples fameux : Foujita-Kiki , Dali-Gala, Picasso-Dora Maar, Sartre-Beauvoir et d’autres aristocrates des soirées parisiennes qui prirent la pose l’espace d’un verre et furent capturés en négatifs.
En haut des marches du Sacré-Coeur 1934_©GallicaBnFAgence Meurisse
Plus simplement, la photo nocturne témoigne aussi de ces vidangeurs de rue, fumant leurs jets de vapeur blanche que Brassaï se plaisait à suivre avec obstination et silence dans Paris, mais rien n’égale en splendeur l’activité frénétique qui se voit, s’entend, se sent, se touche à l’approche du saint des saints : aux Halles. Là, toutes les combinaisons artistiques sont possibles, en un lieu et toutes les nuits. Des prises de vue qui étonnent, laissent imaginer les cris, les gesticulations, les discussions sans fin, le bon comme le mauvais goût, jusqu’à l’odorat des tripailleries. Mais aussi ces visions extraordinaires de volailles, d’animaux de toute sorte : morts, vifs, jusqu’aux produits souriants devant les hôtels de passes environnants, dans ces ruelles de plus en plus sombres à mesure qu’on s’éloigne du cœur de Paris devenu ventre, où quelques fenêtres restent mystérieusement éclairées par pleine nuit. Nuit magique ou nuit tragique ?
Arc de triomphe illuminé lors des funérailles du Maréchal Foch 1929_©GallicaBnFAgence Meurisse
Tous témoins, Willy Ronis, Robert Doisneau, René-Jacques, Denise Colomb et d’autres artistes : Jane Evelyn Atwood, Pal Almàzy, André Kertész (le bistrot sur la couverture), Sabine Weiss. Ils nous ont laissé un corpus exceptionnel dans lequel surgit aussi l’étrangeté de ces monuments « qui ne dorment jamais » ou de ces statues éveillées sous la lune : Balzac, boulevard Raspail, Ney un peu plus loin, Moncey place Clichy… Nuit de Paris en révolte aussi : Mai 68 bien sûr, mais aussi 17 octobre 1961, la manifestation FLN trop oubliée dont ces photos nous rappelle le souvenir. Nuit d’hommage pour les funérailles du maréchal Foch ou l’arrivée de Jean Moulin au Panthéon. Nuit d’allégresse le 12 juillet 1998 sur les Champs-Élysées…
Brassaï photographie les amis de Picasso, 7 rue des Grands-Augustins en 1944. de gauche à droite : Jacques Lacan, Cécile Eluard, Pierre Reverdy, Louise Leiris, Zanie Aubier, Picasso, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir, Assis : Sartre, Camus, Michel Leiris, Jean Aubier, et Kazbek, le berger afghan de Picasso.
En 1984, Gyula Halász Brassaï quitte la scène. Il venait d’achever un livre sur Proust, chez qui il recherchait le témoignage de ce qui fut et de l’expression du caché. Il partait pour une nouvelle nuit, sans pellicule cette fois.
« A Paris, j’étais à la recherche de la poésie du brouillard qui transforme les choses, de la poésie de la nuit qui transforme la ville, de la poésie du temps qui transforme les êtres »
Exposition gratuite à l’hôtel de ville de Paris jusqu’au 8 mars 2014.
Brassaï, l'amoureux de Paris par mairiedeparis