Dans ce livre peuplé de fantômes, on ne retrouve pas les gloires que furent la Bastille, le Grand Châtelet ou la Tour de Nesle, trop anciennes, mais celles du quotidien pour un parisien de 1850. La galerie débute très logiquement par le palais des Tuileries, point d’appui de la perspective historique dont il ne reste, aujourd’hui, que l’arc de triomphe du Carrousel, devant une pyramide de verre hautement symbolique.
Pourtant, ce qui fait le charme de ces couples d’images séparées d’un siècle, n’est pas uniquement le souvenir de ces lieux populaires d’autrefois que furent les Halles de Baltard, le plateau Beaubourg, la Halles aux vins d’avant la place Jussieu ou les deux frères du Trocadéro, mais plutôt la disparition d’un nombre impressionnant de cafés, bals, salles de spectacles, cirques et autres divertissements dont on a souvent entendu parler sans en connaître la localisation précise. Le classement par arrondissement participe également de cette mise en perspective édifiante. Les photos vis-à-vis sont récentes, de cette année, probablement. Beaucoup de ces établissements, rendus célèbres par la presse, les auteurs littéraires, les souvenirs de personnages du XIXe siècle ou du début du XXe sont aujourd’hui des lotissements anonymes, avec en guise de boutique, des lieux de restauration rapide, des agences bancaires, des Monop’, mais à de rares exceptions près des lieux de distractions.
Ancien Trocadéro.© NeurdeinRoger-Viollet
Nouveau Trocadéro. © Samuel Picas
Les Grands Boulevards sont le lieu symbolique de cette extinction. Disparus le café Anglais, l’endroit à la mode le plus recherché de l’exposition « Haussmann » de 1867, l’ABC qui vit le triomphe de Mistinguett, Maurice Chevalier, Edith Piaf ou Charles Trenet, le Grand Café, où eut lieu la première projection des frères Lumière, le théâtre de Vaudeville (actuel Gaumont Opéra), la maison Dorée et le café Riche, tout deux happés par BNP Paribas. En face, c’est le passage de l’Opéra, le siège des surréalistes, qui s’est évaporé ; La Nouvelle France, le café ou André Breton rencontra Nadja est devenu un restaurant chinois. À l’autre bout du boulevard, côté République, c’est le concert Mayol, le concert Pacra ou l’Alhambra qui sont passés à la trappe, tous les théâtres, les cafés, dont il ne reste aujourd’hui que ces photographies.
Concerts_Mayol © Samuel Picas_3
Ancien Concert Mayol – DR
Pigalle et Montparnasse sont également très bien représentés. À Pigalle, rue Victor-Massé, c’est le Chat Noir d’Aristide Bruant et son décor exubérant, devenu aujourd’hui un magasin de souvenirs, c’est aussi le bal Tabarin, haut lieu de divertissement et son somptueux décor Art nouveau, devenu un magasin Bio. Pas très loin, c’est le cirque Médrano, raconté par Max Jacob, peint par Degas, par Seurat. Puis viennent les cafés, celui de la nouvelle Athènes, quartier général des impressionnistes ; le Rat Mort où Verlaine tira sur Rimbaud ; l’abbaye de Thélème, le Ciel et l’Enfer, tous sont devenus des superettes ou des agences bancaires. Côté place Clichy, la Taverne des Truands et sa façade exceptionnelle semble avoir échappé à la malédiction puisqu’elle abrite aujourd’hui le théâtre des Deux-Ânes et comment ne pas éprouver une certaine émotion devant les photos du vieux Gaumont Palace, le paquebot du Cinéma, détruit et remplacé par un exemplaire d’une chaîne d’hôtels deux étoiles. À côté du Moulin-Rouge, le Cyrano, autre fameux café de la jeunesse surréaliste est devenu un lieu de restauration rapide.
À Montparnasse, le Sphinx, bordel Art déco ultramoderne, fréquenté par une clientèle huppée et décoré des fresques de Van Dongen a disparu tout comme le Jockey, le plus célèbre night-club des nuits chaudes de Montparnasse, situé à l’angle du boulevard Montparnasse et de la rue campagne-première. Ce sont maintenant des boutiques d’ustensiles premier prix, tenues par des asiatiques, sous des immeubles de standing. À la closerie des lilas, l’horrible CROUS a succédé au plus grand bal de Paris dont le restaurant Bullier porte le nom. Le Dingo Bar d’Hemingway et de Fitzgerald, 10 rue Delambre est devenu un café au nom curieux : l’Auberge de Venise.
On retrouve aussi, au fil de ces pages, certaines stars “likées” sur facebook comme la prison du cherche-midi où fut détenu Dreyfus, la (fausse ?) maison de mimi-pinson, la grisette qui nous est connue par Alfred de Musset ou la rue Vilin rendue célèbre par Georges Perec. Si la zone est présente, il manque cependant les fortifs… J’ai noté également l’évocation de quelques destructions désastreuses comme celles de l’ancienne cour du Dragon à Saint-Germain-des-Prés ou du Palais Rose de Boni de Castellane sur l’avenue Foch. C’est un livre dont le promeneur de Paris aura du mal à se détacher, mais dont les vis-à-vis sont souvent cruels pour la mémoire du vieux Paris.