Martin (Bourvil) est un chauffeur de taxi au chômage qui survit en effectuant des livraisons de marché noir pendant l’occupation allemande à Paris. Son ancien complice ayant été capturé par la police au cours d’un transport de savonnettes de contrebande, il rencontre Grandgil (Gabin) auquel il propose une opération nocturne à travers la ville après le couvre-feu : le transport de quatre valises de cochonnailles chez un client. Le nouveau complice, artiste-peintre, poète et parlant l’allemand, mais débrouillard et malin se révèle rapidement incontrôlable et en dehors des règles du milieu de la combine, fait d’hypocrisies, de petits égoïsmes et de grandes lâchetés.
Après plusieurs incidents de parcours, auxquels ils échappent grâce à l’appréciation de la situation et aux astuces de Grandgil, ils finissent par se faire arrêter par les Allemands. Suite à d’un terrible concours de circonstances, Grandgil sera providentiellement sauvé par un officier allemand tandis que Martin, malchanceux, sera capturé et déporté. Des années plus tard, ils se retrouveront accidentellement sur un quai de la gare de Lyon. Une conclusion controversée, différente du roman de Marcel Aymé, mais touchante.
Dans le roman, Martin, las de ses humiliations et symbole du prolétaire travaillant pour survivre, tue Grandgil, le dilettante, image de la bourgeoisie éclairée, à l’abri et peu touchée par la guerre. Un scénario qui témoigne, en quelque sorte, d’une justice sociale de classes. Le film de Claude Autant-Lara se rapproche davantage de la morale chrétienne et humaniste.
Cette traversée de Paris ressemble au parcours du vestibule de l’Enfer de Dante, où loge la lâcheté : la nuit, un film en noir et blanc, des personnages sombres et simples qui crient « lumière ». On y croise des chiens, on entend des loups, on y voit des prostituées qui demandent du feu, des falsificateurs, des gourmands. C’est là que réside la foule de ceux qui vécurent attachés à leur modeste condition, sans oser de grandes choses, ni dans le Bien, ni dans le Mal. Martin est souriant, affable, digne, fier de son métier de circonstance et de ne pas faire la manche, il connait plein d’astuces et des potes avec lesquels il monte ses petites combines. Il est faiblement payé et même pas du tout. Il s’invente des enfants pour amadouer un agent. Il est jaloux et frappe sa femme. Il est tragiquement normal et s’habille d’ailleurs comme un fonctionnaire de la Gestapo. Dans l’Enfer de Dante, les esprits neutres et lâches sont sans cesse harcelés par les insectes, Martin est poursuivi par des chiens et des policiers. De cette inertie naît le terreau sur lequel germent toutes les tyrannies et qui permet à l’injustice de prospérer.
Cet état misérable est celui des méchantes âmes des humains qui vécurent sans infamie et sans louange et qui ne furent que pour eux-mêmes... Les cieux les chassent, pour n’être pas moins beaux et le profond enfer ne veut pas d’eux, car les damnés en auraient plus de gloire - Dante
À l’inverse de son compagnon, Grandgil se montre virulent, humilie les tenanciers d’un bar, provoque son employeur (De Funès), agresse un agent, insulte les pauvres. Rien ne le rend sympathique, nul ne sait ce qu’il fait dans cette aventure et « on se demande où il va chercher tout ça » comme dit Martin. Il vit de sa peinture, connait la poésie d’Heinrich Heine et s’est offert le luxe de cette aventure. L’inimaginable se produit lorsqu’il est sauvé, en dépit des circonstances, par l’officier allemand qui le retire au dernier moment du convoi de prisonniers duquel n’échappe pas le malheureux Martin. En résumé : l’Art est rédempteur, il sauve des limbes de l’Enfer.
Distingué à plusieurs reprises lors de cérémonies officielles, ce film connut également un certain succès public à l’époque. Par son sujet original, son caractère à la fois burlesque et dramatique, il se distingue des films sur l’occupation, souvent faussés par le manichéisme lié à la résistance ou à la déportation. Enfin, l’interprétation d’acteurs ayant vraiment connu cette période renforce la crédibilité d’une fiction légère, mais moins innocente qu’il n’y parait.
D.L
La traversée de Paris est disponible en DVD, accompagné de suppléments inédits. Parmi ceux-ci, vous trouverez un documentaire riche en interventions, du romancier Pierre Assouline à Freddy Buache (directeur de la Cinémathèque Suisse de 1951 à 1996), en passant par Max Douy et Geneviève Cortier, respectivement chef décorateur et script du film, ainsi que divers documents d'archives.