Quartier d’artistes et d’ateliers célèbres, on oublie qu’il doit d’abord son attrait du cimetière voisin et à l’art funéraire en vogue qui permettait aux nombreux talents de survivre tout en espérant devenir célèbre un jour. Beaucoup venaient du bout du monde : Foujita, Soutine, Zadkine, Chagall, Chirico quand d’autres comme Picasso, Modigliani simplement de la butte Montmartre pour ce lieu en pleine effervescence artistique. Une histoire qui donne également rendez-vous à l’élite littéraire du temps : Apollinaire, Paul Fort, Fitzgerald qui survivent dans la mémoire des lieux, dans les cafés célèbres du carrefour Vavin, de la Closerie des Lilas au Dingo bar…
Le précurseur de ce laboratoire fut Paul Gauguin qui n’a jamais habité qu’à Montparnasse lorsqu’il vivait à Paris : rue Carcel, rue Boulard, rue Delambre, rue de la Grande-Chaumière et dans la rue Vercingétorix, choisie également un temps par le douanier Rousseau. À cette époque, autour de 1893, le quartier n'avait pas encore la faveur qu’il aura ensuite. Gauguin y vivait avec sa mulâtresse Annah, une javanaise qui portait souvent une guenon sur l’épaule et sur le pas de la porte du numéro 6, rue Vercingétorix, on pouvait lire : “ici, on fait l’amour” , en tahitien : “Te Faruru”.
Mais le vrai créateur de la légende de Montparnasse fut Paul Fort. Il avait établi son quartier général à la closerie des lilas avec sa fameuse devise : “Poètes et artistes de tous pays, unissez vous”. De là, il voyait passer Francis Carco, Pierre Benoit, Maeterlinck, Gide ou même Lénine et Trotsky, qui s’y rendait régulièrement. Léon-Paul Fargue, poète et piéton de Paris, y venait également prendre l’air et le patron avait fort à faire le mardi littéraire, c’était le jour officiel de l’assemblée, pour calmer la tribu des amis de Paul Fort. Souvent, la cohorte s’évadait en pleine nuit pour déambuler en clamant le long des rues sa poésie, celle que reprendra Brassens plus tard.
Peu avant la Grande guerre, Montparnasse avait profondément changé et accueilli beaucoup de peintres de Montmartre comme Picasso, qui avait son atelier en face du cimetière. Braque restera mais s’installera près du parc Montsouris plus tard, dans les années vingt. Des académies de peinture virent le jour comme celle de Paul Ranson, rue Joseph Bara, celle de Matisse, boulevard des Invalides ou encore celle de Van Dongen, boulevard du Montparnasse. À la “Ruche”, rue de Dantzig, l’équivalent du Bateau-Lavoir de Montmartre, vivait Chagall, Brancusi, Fernand Léger, Soutine, Marie Laurencin ; un tramway à chevaux tirait ce beau monde vers Montparnasse et la Closerie faisait place à d’autres lieux comme le Dôme, ancienne baraque à frites ou la Rotonde, simple mastroquet avec machines à sous où les “louftingues” chassaient le bourgeois et les faux artistes en regardant passer Derain, Vlaminck, Dunoyer de Segonzac ou Chirico. En 1914, Montparnasse avait détrôné Montmartre. Après la guerre, la Coupole, bar américain ultra-moderne viendra compléter le carrefour Vavin,
où se tenait le “marché aux modèles”
. On y venait voir les artistes comme dans une ménagerie.
” Alpinisme pour alpinisme, c’est toujours la montagne, l’art sur les sommets. Les rapins ne sont plus à leur aise dans le Montmartre moderne, difficile à gravir, plein de faux artistes, d’industriels fantaisistes et de fumeurs d’opium à la flan. A Montparnasse, au contraire, on trouve maintenant les vrais artistes habillés à l’américaine” écrivait Apollinaire
La guerre et la grippe espagnole décimeront beaucoup de ceux qui, comme lui, avaient animé le quartier auparavant. Beaucoup de victimes fauchées en pleine gloire comme Alain-Fournier qui habitait rue Cassini. Une autre période allait s’ouvrir.
Modigliani reste attaché à cette image du Montparnasse tumultueux des années folles. L’italien au foulard rouge et admirateur de Dante avait l’alcool mauvais et se faisait virer des bars où il provoquait souvent des bagarres avec son ami Utrillo, également venu de la butte pour la rue campagne-première et dont les toiles recouvraient les murs du restaurant Rosalie. Il rencontra Jeanne Hébuterne à la Rotonde et naquit de suite une violente passion. L’étudiante aux beaux-arts était surnommée “noix-de-coco” aux cours de l’académie de la Grande-Chaumière (où enseignait Bourdelle) en raison des mèches folles sur son front et des deux longues nattes blondes qui lui tombaient sur les épaules. De ces amours naquit un enfant en 1919, qui devint orphelin l’année suivante après que son père ait attrapé la tuberculose et que sa mère se soit jetée de la fenêtre par désespoir. Une histoire dramatique, mais anecdote pour la foule remuante, cosmopolite et pittoresque qui remplissait toujours les cafés aux alentours où on jacassait moins français que grec, hongrois, japonais, yidiche ou russe.
La Rotonde était maintenant un des endroits les plus célèbres du monde. Aucun autre lieu ne pouvait se prévaloir d’une telle concentration d’artistes, d’écrivains, de poètes, de critiques, mais aussi de marchands de tableaux et de modèles comme la belle kiki “la reine des Montparnos” qui fut modèle, muse, maitresse d’artistes, chanteuse, danseuse, gérante de cabaret, peintre et actrice de cinéma pendant l’entre deux-guerres. Elle écumait au bar de la Rotonde, remplie d’Anglais ou d’Américains de passage, jamais en salle “il fallait porter un chapeau” et devint la compagne et le modèle préféré de Man Ray qui trouvait son physique « de la tête aux pieds, irréprochable ».
Dans ce Montparnasse-là, on croisait la peinture à chaque pas et les cafés présentaient des expositions toujours plus nombreuses. Des “dancing” voyaient le jour dans les nuits agitées où l’alcool coulait sec comme au célèbre “Jockey, dancing bohémien” inauguré en 1923.
“Nous avons inauguré une boîte toute petite et qui promet d'être gaie”, annonce une Kiki enthousiaste :
“Tous les soirs, on se retrouve comme en famille, chaque client peut faire son numéro. Un gros Russe, qui essaie de faire des danses cosaques, Floriane, qui exécute des danses lascives et, mesurant à peine un mètre cinquante, il y a Chiffon, qui est pleine de vie et chante un peu après le piano. Moi, je ne peux pas chanter quand je ne suis pas saoule”
Les Brésiliens allaient chez Gismondi, les Américains au Dingo bar. Un tourbillon raconté par Youki dans ses '”confidences” sur ces années-là : la blonde compagne du peintre Foujita, quasiment aussi célèbre que Kiki, fréquentait le Dôme avec Robert Desnos, Soutine ou Jacques Prévert. Plus loin, à la Coupole sont attablés Pierre Brasseur, Antonin Artaud, Mac-Orlan, Galtier-Boissière. Au Select, d’autres noctambules encore…puisque longtemps le premier à rester ouvert toute la nuit et qui recevait Tzara, Hemingway ou Henri Miller
Les lumières de Montparnasse s’éteignirent petit à petit avec la grande dépression des années Trente, qui était économique, mais aussi dans les esprits. La peinture était désormais un objet de spéculation et cette folle abondance entraîna une chute vertigineuse des cours, lorsque les marchands et les acheteurs se firent plus rares. On vit des collections entières et prestigieuses se brader pour trois sous à Drouot. Les artistes, toujours plus nombreux à venir tenter leur chance, commencèrent à ressentir le désespoir de la situation, les ateliers se vidèrent et une nouvelle guerre sonna tristement la fin de partie de ce qui restait encore d’euphorie artistique.
Olivier Renault, l’auteur de “Montparnasse, Lieux de Légendes” chez Parigramme, raconte l’histoire de ce quartier qui connut son heure de gloire entre 1900 et 1940. Il
vient d’obtenir le
Prix Tour Montparnasse, Prix de la vie artistique parisienne, catégorie beaux-livres qui sera remis le 14 juin, lors de l’inauguration du salon Paris se livre, 4è édition, dont le parrain est cette année Bernard Pivot.