Thierry Depeyrot, collectionneur, a conçu cette exposition ayant déjà connu un franc succès au Centre d'animation Dunois (XIIIe). Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’y assister, il renouvèle l’accrochage à la mairie du XIIIe à partir du 2 juillet. Une occasion de retrouver des images de la fameuse rivière oubliée et de se replonger, non pas dans son lit, elle est désormais sous terre, mais dans son histoire. Bien que disparue, la Bièvre séduit encore des nostalgiques et trouve le moyen de faire parler d’elle…
La rivière oubliée attise la mauvaise conscience des Parisiens. Comment-a-t-on pu laisser mourir une rivière ? Un filet de verdure qui courait tout-Paris et au bord de laquelle se promenait les castors et où venaient chanter Rabelais, Ronsard et Villon ? De méchants moines s’en prirent à son cours très tôt et la détournèrent pour irriguer leur potager. Ils nous laissent aujourd’hui une rue de Bièvre très éloignée de son embouchure au Pont d’Austerlitz. La malédiction commençait déjà.
Puis vint la malchance de trouver sur sa route les tripiers, les teinturiers, les tanneurs de Saint-Marcel qui, tous, y rejetaient leurs déchets : un tribut payé à la blanchisserie et au traitement des peaux. En 1577, Henri III ordonne l’exercice de ces professions dans cet important village en dehors de Paris. La rivière se transforme sitôt en un cloaque puant et les berges bucoliques se remplissent de baraquements informes. Moitié latrines, moitié poubelle, les bouchers y délestent tripes et autres détritus. Elle devint à ce point insupportable que les hygiénistes de la fin du XIXe siècle décidèrent de la recouvrir de tonnes de pierres pour qu’elle cesse d’infecter une population respirant l’air vicié de locaux notoirement insalubres depuis des siècles.
“Est-ce de la boue ou de l’eau ? Est-ce de la suie ou de l’encre ? Quoi ! C’est le seigneur Gobelin ? Qu’il est sale et qu’il est vilain ! Je crois que ce diable à la peau noire, par régal et par volupté, ayant trop chaud en purgatoire, vient ici se baigner l’été“ François Rabelais
Ce sont les deux parcours : bras mort et bras vif, de niveaux différents, qui rendent son cours si difficile à comprendre aujourd’hui : une partie servant d’égout et l’autre remblayé. Fantôme souterrain à Paris depuis 1912, elle alimente toujours les fantasmes : crue dévastatrice, aussi improbable qu’une éco-renaissance.
La rivière nait une trentaine de kilomètres en amont du côté de Guyancourt, dans les Yvelines et fait 4m de largeur. Son nom viendrait des castors (beber en celte) ayant vécu sur ses rives et dont les armoiries de Guyancourt, Bièvres ou Igny gardent le souvenir.
C’est à Bièvres, justement, que Victor Hugo tenait sa “chapelle d’amour” avec Juliette Drouet :
« …un amour qui fut faute et qui devint vertu. ».
Il écrira de très belles pages sur la nostalgie rattachée à ces lieux, à l’égal de ces jours heureux quand, jeune amoureux, il
rejoignait Adèle Foucher, dans la maison de ses parents à Gentilly, qui s’étirait alors le long des rives de la Bièvre, c’était dix ans plus tôt.
Moins poétique, on avance également l’eau boueuse (bewer) comme origine du nom de la rivière où devaient vivre des animaux probablement à l’origine de la légende de Saint-Marcel et du Dragon. Elle entre à Paris au niveau de la Poterne des peupliers, fier survivant de l’enceinte Thiers et traverse le XIIIe arrondissement, un numéro dont personne ne voulait. Toujours la malédiction.
À partir du parc Kellerman, la rivière se coupe en deux : le bras mort et le bras vif. Ce dernier, artificiel et surélevé de 2m environ par rapport à son compagnon, est connu depuis le XVIe siècle et permettait de créer un courant suffisant pour alimenter des moulins sur son parcours. Les deux bras sont repérables aujourd’hui par des médaillons différents, posés sur le sol et au-dessus d’un remblaiement important puisque, par exemple, la place de l’abbé Georges Hénocque est surélevé de 10m par rapport au bras vif qui monte par la rue de l’interne Loeb. De son côté, le bras mort monte par la rue des peupliers, descend le chemin de la fontaine à Mulard avant de poursuivre sous la place de Rungis, où se trouvait jadis l’ancien étang de la Glacière. Les deux bras contournent ensuite parallèlement la Butte aux Cailles par la gauche, le bras mort étant la boucle de notre rue Brillat-Savarin, puis remontent vers le Boulevard Blanqui laissant sur la droite la Butte de monsieur Cailles où vivaient, à l’époque, les chiffonniers et les “chevaliers de la bricole”.
Les deux bras encadrent ensuite le joli square René le Gall. Un moulin, attesté dès 1214, était situé à l’angle des rues Croulebarbe et Corvisart au sud. Au nord du parc se tenait le passage Moret, actuelle rue Emile Deslandres : sinistre cloaque de ruelles glauques, une cour des miracles de la peausserie ou les gens comme les chiens naissaient, vivaient et mourraient dans un labyrinthe décoré de peaux écorchées, respirant les liquides macérés et puants. Un quartier ignoble décoré de noms poétiques : l’île aux singes, la place des princes : Venise sur Bièvre, quoi ! Dans son Parfum, Patrick Süskind décrit l’enfer de la tannerie Grimal où est abandonné Jean-Baptiste Grenouille enfant et comment ce savoir-faire sera précieux ensuite dans l’exercice de son nez magique, mais aussi, hélas, dans le décharnement des peaux…
Les deux bras dévalent ensuite vers le boulevard Arago dont l’un longe l’abside de la chapelle de la Manufacture des Gobelins dans la rue Berbier-du-Mets. L’histoire de la manufacture est très liée à celle de la Bièvre. Gilles Gobelin, de Reims, fut, au XVIe siècle, le plus célèbre teinturier de laine, il construisit au-dessous du moulin de Croulebarbe, une manufacture avec habitation, la folie-gobelin, qui deviendra célèbre. Utilisant des procédés ingénieux, venus de Hollande, pour la teinture écarlate, les meilleurs teinturiers y sont appelés par Colbert et Louis XIV dans une manufacture royale en 1667, mais l’établissement occupait également d’excellents artisans, peintres, graveurs, ébénistes, statuaires et fondeurs pour l’embellissement des châteaux et des hôtels particuliers. Les bâtiments du Mobilier National sont d’ailleurs à proximité. C’est l’arrière de cette manufacture qui sera la dernière partie de la rivière à être enterrée en 1912, avec son pendant, de l’autre côté du parc, rue des Cordelières. Le long du ruisseau fantôme, se trouve également le très vieux château de la Reine Blanche dont la proximité avec la rivière devait constituer autrefois un cadre attrayant pour les hôtes prestigieux de passage. Selon certaines sources, c’est l’endroit où se déroula l’affaire du bal des ardents.
Les deux bras se rejoignent ensuite au croisement des rues Claude Bernard et de l’avenue des Gobelins, en bas de Mouffetard et de Saint-Médard. Transformée en Egout depuis son passage sous le Boulevard Arago, la canalisation suit la rue Monge. C’est au niveau du square Adanson que situait la Grande Halle au Cuirs qui stockait les produits des tanneurs et fut dévastée par un gigantesque incendie en mai 1906. Pour certains observateurs, le nuage de fumée qui s’en échappait était aussi haut que la Tour Eiffel !
La rivière-égout retrouvera la Seine, non pas rue de Bièvre, mais au Pont d’Austerlitz après avoir suivi la rue Buffon. C’est au Pont Didier que se trouvait le détournement effectué en 1154 par le puissant abbé de Saint-Victor pour arroser ses terres et faire tourner un moulin. Un aménagement judicieux qui longe la fameuse rue de Bièvre jusqu’au pont de la Tournelle. Ce canal est également devenu un égout, décidément... Pas très loin, se trouve le Moulin Coupeau, une ruelle pavée qui permet de recueillir une brève impression du passé du quartier.
Interrogés à plusieurs reprises sur une éventuelle exhumation du corps de la Bièvre, les spécialistes pensent que les tonnes de remblais à évacuer et la pollution en amont rendent le projet impossible. Le seul endroit peut-être envisageable et qui ne rendrait pas le projet ruineux serait un “regard” dans l’île aux singes, au square le Gall. Autant dire bien peu de chose…et puis les singes en question, ce sont les patrons en argot du coin… pas sûr que les sponsors se bousculent…
Exposition organisée du 2 au 31 Juillet 2013 à la Mairie du XIIIe arrondissement par Thierry Depeyrot, directeur de la revue 13 en vues.