L’artiste du XIXe siècle avait une représentation bien différente du mal et de l’enfer. C’était avant les deux guerres mondiales, avant les superpuissances, les dictatures, le terrorisme et le règne des machines. Sa guerre mondiale, c’était la Révolution Française ou la guerre d’Espagne. Quand il descendait aux enfers pour étudier ceux qui peuplaient les cercles, il ne rencontrait pas Hitler, Staline ou Ben Laden, mais des personnages dont certains sont parvenus jusqu’à nous. Ils avaient pour nom Faust, Lady Macbeth, Ugolin, le docteur Frankenstein, le comte Dracula, Paolo et Francesca et d’autres que vous retrouverez sur les toiles de cette exposition au musée d’Orsay. Une sélection de 200 œuvres comprenant peinture, arts graphiques, sculpture mais également cinématographiques …
Le romantisme noir n'est pas un style, c’est l’inquiétude du temps. Représentations d’outrages, de hantises et de peurs qui prennent leur place dans la conscience comme le rappel d’une Antiquité et d’un Moyen Age ou plutôt avec l’idée que le siècle s’en faisait. Après les promesses du siècle des Lumières, après l’abolition des superstitions, l’Europe “éclairée” avait sombré sans comprendre comment dans une guerre de vingt ans, défilés d’horreurs et de crimes épouvantables.
Une telle anomalie , une telle trahison au regard de cette raison maitresse et tant vantée par les hommes de bonne volonté ne pouvait provenir que du surnaturel, de quelques puissances invisibles au premier rang desquelles se trouvait celui dont l’omniprésence présentait justement la double promesse de l’ange surdoué et d’une chute fatale : Satan, la mort, le mal. Dans la première salle de l’exposition, on voit un Lucifer sous les traits d’un jeune homme fuyant deux archanges à sa poursuite. Dans la tradition biblique, Lucifer, en latin : "le porteur de lumière" était l'ange préféré de Dieu. Une ambivalence symbolique de ce siècle, capable du meilleur comme du pire. Francesco Goya, enthousiaste partisan des Lumières, intime de l'aristocratie éclairée, imprime parfaitement ce rôle ambigu à une guerre d’Espagne auquel même Napoléon ne comprenait strictement rien. Quand il s’agissait pour les armées républicaines d’ouvrir ce pays aux idéaux révolutionnaires, de clore la tyrannie "fin de race" des Bourbons, ils découvrirent une violente réaction de tout un peuple, conduisant aux pires atrocités dont le peintre a rendu compte sur ses toiles. Fatalité incompréhensible pour l’homme nourri des idéaux voltairiens.
Goya note “Le songe de la raison engendre des monstres”
L’Allemagne, un pays qui fut pourtant élogieux sur les idéaux de la fin de l’ordre ancien, aura une réaction similaire de rejet une fois les troupes impériales passées sur son sol. Bonaparte, faux prophète, avait trahi ses promesses. Occupation, pillage du pays et orgueil d’un homme se lisait sur l’étrange visage de la liberté, de l’égalité et de la fraternité affichée sur les drapeaux . De ce ferment puissant naitra une nostalgie d’un monde ancestral “romantique” où les héros sont de vrais héros, puisque mythiques et d’une nature bonne, généreuse, qui ne ment pas mais où vivent cependant des secrets, des mystères, des comtes damnés, des magiciennes et des sorcières. Une nature belle mais menaçante, comme dans ce « Rivage avec la lune cachée par des nuages » de Caspar David Friedrich ou de superbes variations le long du parcours.
La traversée de ces salles, peuplées de figures diaboliques, imite le voyage de L’enfer de Dante dont on voit une étape sur le tableau de Bouguereau où le poète, accompagné de Virgile, observe avec inquiétude deux hommes s’entre-dévorer. Suit la sinistre parade des êtres condamnés qui peuplent le monde souterrain : monstres mythologiques comme la Méduse ou le Sphinx, cruautés antiques comme Salomé ou Médée, légendes maudites comme celle d’ Ugolin qui dévore ses enfants. Un peu plus loin vient la grande famille des drames shakespeariens au premier rang desquels trônent Lady Macbeth et les trois sorcières. Fasciné, Delacroix illustre l’extraordinaire histoire du docteur Faust de Goethe tandis que Mary Shelley invente son Frankenstein : un autre docteur : la science, fille des lumières aurait-elle, sans qu’on sans doute, d’obscurs et terrifiants revers ? Peut-on voler ses secrets à la nature sans risque ni s’exposer à de sérieux dommages ? la question essentielle que se pose le siècle du progrès et qui s’incarne dans l’Art.
Une autre question trouble l’homme déjà assombri par de fausses promesses qui ressemble fort à celle dont le Sphinx a le secret et qui tourmente de nombreux artistes là où, à priori, on ne l’attend pas : la question de la beauté des femmes. Force est de constater une surreprésentation de l’imaginaire érotique féminin dans les figures. C’est Cléopâtre funeste à César puis à Antoine, parti pour la châtier mais tombé sous ses charmes. C’est l’étrange Salammbô qui fascine Flaubert ou les fleurs du mal de Baudelaire. L’Ange du bizarre, c’est aussi cette femme du cauchemar de Füssli, l’assoupie de Bonnard, le péché de Von Stuck ou ce vampire de Munch. L’amour fatal : Hamlet et Ophélie, Othello et Desdémone , mais aussi Paolo et Francesca, une histoire d’amants adultérins, tués puis condamnés à errer dans le deuxième cercle de l’enfer de Dante, celui de la luxure. Une femme-instrument de la nature dont la beauté ne peut être que suspecte et surnaturelle dans un monde aussi laid. l’Eve biblique, le serpent, la duperie puis la rencontre avec madame la Mort : une fatalité rendue visible par l’abondance de la prostitution et son cortège de maladies vénériennes tout au long du siècle.
Victor Hugo est aussi présent au sabbat. Le grand poète, ouvertement bigame, avait une fascination pour les figures à l’encre noire dont il tirait la lumière « Car la pensée est sombre ! Une pente insensible va du monde réel à la sphère invisible » . Une pratique courante à Jersey quand il cherchait à retrouver sa chère Léopoldine en faisant tourner les tables.
A la fin de l’exposition, le romantisme noir s’échappe du siècle pour le suivant à la rencontre des surréalistes qui en sont les héritiers comme dans cette fuite devant la raison chez Magritte ou chez Dali ainsi que l’étrangeté des restes de la grande forêt hercynienne chez Max Ernst.
Un nouveau territoire sortira paradoxalement d’un outil technologique alors récent et dans lequel son imaginaire fécond fera merveille : le cinéma. Quoi de plus évocateur que ces salles obscures et silencieuses d’où sortent montages audacieux et grandes frayeurs ? Brefs extraits célèbres en noir et blanc comme la Rebecca d’Hitchcock ou le chien andalou de Luis Buñuel.
Cependant, je ne peut m’empêcher de penser aux grandes sagas du cinéma moderne comme la guerre des étoiles de Lucas ou l’anneau de Tolkien qui prouvent que le genre a encore un bel avenir devant lui. L’ange déchu fascine encore les foules quand il prend la forme d’Anakin Skywaker ou de Sauron. Chez ces avatars là, c’est intéressant de le noter, la lubricité a disparue…
Pour les romantiques, L’Etoile Noire ou le Mordor s’appelait Pandémonium. Le romantisme noir n'est pas un style, c’est l’inquiétude du temps.
Du 5 mars au 23 Juin 2013 – Musée d’Orsay
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