“La forme de la ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel” prévenait Baudelaire en 1857. La photographie, inventée peu de temps auparavant, nous permet aujourd’hui, bien plus tard, d’en rendre compte. De manière objective, peut-on dire, puisqu’aucun détail ne peut s’échapper de l’objectif. Du plus anodin, au plus futile. Pourtant, c’est une illusion : longtemps, la vitesse de déclenchement ne permettra pas de saisir le mouvement, ainsi nombre de clichés montrent des rues vides, des espaces calmes, sans personne. L’histoire de ces 100 photos mythiques que raconte ce livre, approximativement du début du XXe siècle aux années soixante, le confirme. Ce qui est essentiel est dans ce qui ne se voit pas, ou plutôt, ce qui ne se voit plus…
À l’image de ce boulevard du temple à huit heures du matin en 1838, première photographie connue d’un endroit pourtant légendaire et animé, la foule est étrangement absente, dissipée. On a bien du mal à imaginer là, les bateleurs et l’agitation du boulevard du crime. Il en est de même avec la couleur, également absente, qui donne à ces images l’impression froide d’un siècle sombre et gris. Là encore, l’imagination doit venir au secours de l’observateur pour rendre évidente l’illusion du cliché. C’est comme cela que se construisent les mythes, par ce que l’image nous donne à voir mais aussi par le reste. L’imagination.
Face à cette illusion de vérité, il existe toutefois une faille. Un principe qui permet d’en révéler la vérité. Une sorte de clé pour comprendre vraiment ce qui est derrière l’image. Cette faille a pour nom le détail. En observant cette photo, on voit que le boulevard s’infléchit pour tomber face à une bâtisse dont un des pans de mur est étrangement vide et donne sur les baraquements du premier plan. Cette masure blanche est bien différente des habitations bien ordonnées de l’autre côté du boulevard et n’a aucun trottoir. De plus, sa façade est de l’autre côté si on en juge par l’orientation des fenêtres. En fait, elle gêne et constitue un obstacle à la poursuite du percement. Sa blancheur même témoigne de son ancienneté. Elle n’en a probablement plus pour longtemps et l’auteur a vraisemblablement voulu représenter ce destin dans le cadrage.
Le miracle de la photographie, c’est que l’essentiel est dans le détail. Même la pause, pourtant conventionnelle et peu réaliste laisse échapper sa trace d’imprévu. Comme dans cet échafaudage un peu surprenant, rue de Chazelles, en 1884. Un an avant son départ pour New-York. Photographie anonyme, personnage anonyme, autour de la statue de Bartholdi bien reconnaissable mais l’ensemble pourrait passer pour un trucage. Est-ce le montage ou le démontage ?
Regardez ces Panama ou chapeaux de la belle-époque. Nulle part, nous ne verrons autant de variations pour dames et pour messieurs que sur les images d’époque pour nous rappeler qu’il était bien curieux de ne pas se couvrir dans la rue et ce petit détail en dit long sur les convenances. Une réalité qui saute aux yeux. Beaucoup de clichés sont des scènes de rues, non pas que les prises d’intérieur soient inintéressantes mais l’artiste n’avait pas l’assurance de disposer de la lumière suffisante permettant d’en rendre compte. D’où l’abondance des scènes d’extérieur, qui permettent de voir le Paris de ce temps-là, couverts de publicité, souvent de boissons alcoolisées, d’anciens hôtels au « confort moderne » et d’une agitation souvent incomprise mêlant charrettes, piétons, tramways. Beaucoup de celle qui passera sous terre après 1900 et l’apparition des premières lignes de Métro.
Ce changement de la ville dont parle Baudelaire est perceptible également après la guerre de 1914. Le canotier disparait au profit de la casquette ou du béret, bien plus pratique puisqu’il tient dans la poche et que les mondanités ne sont plus de mise après les gueules cassées. Surtout, les années 20 montrent l’arrivée en masse des femmes, nombreuses sur les clichés. Attirées par le travail et les lumières de ville, elles sont partout, au café, à la fête foraine, en vélomoteur, aux terrasses, devant les hôtels. Elles dansent, elles boivent, elles fument en public. L’objectif de l’appareil étant toujours, c’est encore vrai aujourd’hui, attiré par l’étrangeté et la nouveauté. Dès la libération, le changement est stupéfiant : elles se ressemblent toutes, ne se couvrent plus et si elles se coiffent toujours, elles ont toutes la même blouse passe-partout et informe, sans fioriture, la coquetterie est suspecte. Il en va de même pour les hommes, des tenues trop riches pouvant signifier un affairisme douteux en période de vaches maigres. En 1957, l’élégante de la couverture du livre, tenant un verre de rouge à la main au bar du chien, ne peut que se faire remarquer et attirer les regards. La capture d’artiste par excellence devient le “fort” des Halles, l’amoncèlement de légumes, les têtes de veaux tranchées, le regard noir de la concierge sur son perron. C’est le Paris de Maigret et de Bérurier, ce n’est plus celui des brigades du Tigre ou de Rocambole.
Au cours des années 60, tout change à nouveau. La guerre et ses privations sont loin et l’image culte est celle de la jeunesse et son symbole : l’étudiant. L’intellectuel qui avait disparu reparait illico. Photos de Sartre, de Beauvoir, les jets de cailloux des étudiants de mai 68 sont plus nombreux que ceux des grévistes de Billancourt. Et puis, voyez-vous les ouvriers et les ouvrières s’embrasser ? Rarement. Le baiser devient la marque de fabrique du mythe de Paris, il est jeune, propre et travaille avec sa cervelle, comme ces corps allongés à la piscine Deligny. Le thé et le chocolat ont remplacé le verre de rouge sur les tables et les cailloux qui volent font penser à la guerre des boutons. Le mythe, c’est Bardot.
Dans la lanterne magique de ces 100 photographies, il y a le plaisir paresseux de ce qu’on voit et l’exercice plus subtil que constitue ce qu’on ne voit pas, qu’on imagine. Il y a aussi l’émotion de ce qu’on ne voit plus. Est-ce à cela que pense Jacques Prévert, cigarette au bec et canon de rouge, photographié en 1955 quai Saint-Bernard ? Ou peut-être simplement à celles et ceux qu’il ne verra plus.