Lorsque la rivière Bérézina se profile, l’Empereur Napoléon est sur le point de se trouver complètement anéanti, lui et son armée. Malgré l’arrivée des corps de Victor et Oudinot qui se profilait, les lambeaux de la Grande Armée étaient en danger de destruction totale. Pourtant, la Bérézina, qui fut certes un épisode épouvantable de la campagne fut aussi… une victoire française et nous pouvons le dire un véritable miracle, le miracle de la Bérézina. Le 21 novembre, un émigré, Charles de Lambert s’emparait même pour le compte des russes du seul pont sur la Bérézina, une improbable construction sur pilotis longue de 600 mètres. Il était dans l’avant-garde de l’armée de l’amiral Tchitchagov, tandis qu’arrivait également à la curée, l’armée de Wittgenstein ainsi que la force principale, l’armée de Koutouzov…
La route était coupée et les Français désormais encerclés par une force trois fois supérieure en nombre, sans compter les milliers de traînards hagards, et les attelages divers encore restant, alourdissant la retraite et surtout les civils, émigrés français en Russie craignant des représailles ou encore les cantinières et leurs enfants.
Dès le 22 novembre, Lambert est enfoncé par Oudinot, la localité de Borissov tombe aux mains des Français, les Russes surpris, laissent un millier de prisonniers, 6 canons, des centaines de charriots remplis de vivres et de vêtements, autant de soulagements pour les Français en guenilles. Tchitchagov doit se replier, Lambert est grièvement blessé, les Français viennent de prendre l’une des rives et l’accès au pont mais il a été coupé à deux endroits. Le miracle vînt d’un cavalier, le général Jean-Baptiste Corbineau qui, à la tête d’une brigade de cavalerie légère, avait trouvé un gué et un passage non encore gelé, sur la Bérézina près de Stoudienka, 40 kms au sud.
Le 23 novembre, lorsque Napoléon l’apprend, il dirige immédiatement ses forces et expédie le général Eblé, commandant des pontonniers, sans équipage de ponts, qui avaient été imprudemment brûlés. Dans le danger extrême, toutes les maisons et izbas sont détruites pour fournir en poutre, ceux qui vont sauver l’armée.
" Le dévouement des pontonniers dirigés par d'Eblé, dit Chambray, vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu'ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs et d'aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui était devenu très rigoureux, se mettre dans l'eau quelquefois jusqu'à la poitrine ; c'était courir à une mort presque certaine ; mais l'armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut. " Chateaubriand – Mémoires d’outre tombe
C’est également à ce moment que de nombreux aigles sont enterrés, et les drapeaux cachés sur les poitrines. Un « escadron sacré » formé des derniers cavaliers est constitué pour protéger l’Empereur, qui fait l’objet d’un avis de recherche et une description précise de la part des russes. « il est de taille petite et ramassée, il a le teint pâle, le cou court et épais, la tête forte, les cheveux noirs» . Le moment est décisif. Les mouvements français font croire à Tchitchagov que le passage aura lieu à Bérézino, qui concentre donc ses troupes sur ce point, sans se douter que les Français commençaient la construction de deux ponts près de Stoudienka.
Le 26, deux ponts ont été jetés sur la Bérézina, par les héroïques pontonniers, la traversée commence, une centaine de caissons d’artillerie et une quarantaine de canons, mais il y en a encore à cette date 250. La neige qui commence à tomber masque encore plus la manœuvre. Les ponts sont fragiles, les pontonniers doivent à plusieurs reprises intervenir dans l’eau glacée, et le long défilé de la Grande Armée commence. Ce sont, au départ, les troupes encore en ordre, après Oudinot, Ney traverse, puis Junot et Poniatowski, la Garde Impériale et Napoléon, Davout et le Prince Eugène traversent le 27 novembre, derrière, il ne reste quasiment plus aucune troupe en ordre. Ensuite vient une foule, celle des trainards, des hommes décharnés, aux longues barbes, désarmés pour la plupart et apeurés. Ils sont des milliers et beaucoup de civils.
Ce jour-là, Tchitchagov, lui-même épuisé par les marches forcées arrivait enfin et se heurta à Borissov aux français de Victor : la division Parthouneaux. Elle se maintînt assez longtemps pour repousser les premières attaques mais au matin du 28, dû se rendre car les forces de l’armée de Wittgenstein arrivaient pour l’assaut. Beaucoup de trainards, épuisés, sans force et sans chef, étaient restés sur la berge pour se reposer, et aussi piller les fourgons qui étaient abandonnés en nombre devant l’impossibilité de continuer.
Au matin, lorsque les premiers coups de canons russes tombent sur la tête de pont, la foule se réveille…La cohue immense se précipite sur les ponts, les hommes sont écrasés, broyés sous les attelages, poussés dans les eaux glacés par centaine, et le premier pont lâche… le second est mis à rude épreuve. Les combats désespérés des Français acculés, permirent aux dernières pièces de traverser, et puis l’ordre fut donné de faire sauter le dernier pont. Il restait encore plus de 10 000 civils devant les accès de l’ouvrage qui étaient couvert de morts. Ceux qui s’élancèrent à ce moment furent tués par l’explosion, le reste fut abandonné à l’ennemi avec un incroyable amas de charrettes, fiacres, fourgons et berlines, calèches et charriots de paysans qui étaient encore chargés de l’énorme butin pris à Moscou ou ailleurs. En 1830, Honoré de Balzac mettra la scène dans son roman “Adieu” : La comtesse Stéphanie de Vandières, qui avait suivi son vieux mari, le général de Vandières, dans la campagne de Russie, a été sauvée par son ami d'enfance, le major Philippe de Sucy. Au moment de leur séparation, la jeune femme, prise de panique crie : " Adieu !" à son amant resté sur l'autre berge, et qui sera tué par un glaçon. Stéphanie finira folle en répétant sans cesse ce mot.
Napoléon avait échappé à l’anéantissement, le miracle de la Bérézina avait eu lieu. Il avait coûté cher en vies, 40 000 hommes et 200 canons avaient pu se dégager, 25 à 40 000 avaient été tués, blessés et pour la plupart prisonniers. Les russes laissaient sur le champ de bataille, 6 000 morts et blessés, preuve de la défense opiniâtre des combattants français.
Le Tsar entra dans une nouvelle colère à l’annonce incroyable de la fuite de Napoléon, n’importe quel général regardant une carte de la situation ne pouvait que s’étonner que l’Empereur des Français ait pu se dégager, encerclé comme il l’était dans une région hostile et marécageuse, devant traverser un courant d’eau sans équipage de pont…La foudre tomba sur l’amiral Tchitchagov, accusé, chassé, exilé… en France, à Sceaux puis en Angleterre devenant citoyen britannique, avant de mourir en 1849 à Paris sans avoir jamais revu la Russie.
Griois raconte dans ses mémoires le fameux et terrible passage :
« De quel poids je me sentis soulagé en le traversant ! La sensation que j’éprouvai ressemblait à celle d’un malheureux qui recevrait sa grâce en marchant au supplice. J’étais presque seul sur le pont tant l’accès en devenait difficile. Il s’élevait peu au-dessus de la surface de l’eau, de sorte que les cadavres, portés par le courant s’y trouvaient arrêtés parmi les glaçons que charriait la rivière. Un grand nombre de chevaux dont les cavaliers s’étaient noyés venaient appuyer leur tête sur le plancher et restaient là, tant que leurs forces leur permettaient de se soutenir sur l’eau, ils garnissaient un côté du pont dans presque toute sa longueur. Lorsque que j’avais gagné le pont grâce au secours des pontonniers, une cantinière, portant un enfant dans ses bras, avait eu l’idée de s’accrocher à la queue de mon cheval et de partager ainsi ma bonne fortune. Ce ne fut qu’à la sortie du pont que je m’aperçus du signalé de service que je lui avais rendu sans le savoir, et je n’oublierais jamais l’accent pénétré avec lequel elle me dit, en me quittant qu’elle me devait la vie et celle de son enfant, et l’insistance qu’elle mit à partager avec moi un morceau de sucre qui lui restait encore. Je me reproche de l’avoir accepté, il lui était sans doute plus nécessaire qu’à moi, mais elle me semblait si heureuse de me l’offrir, et ce cadeau était si précieux dans le moment que peu de gens à ma place eussent eu, je crois, la force de refuser»
Source : Laurent Brayard http://french.ruvr.ru/2012_06_24/Campagne-de-Russie-1812-histoire/ La Voix de la Russie Голос России http://french.ruvr.ru/2012_07_15/campagne-1812/
Canal Académie : La retraite
Avec Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste de la période napoléonienne :