Bicentenaire 1812 et la Campagne de Russie. Partie X : Sire, vous n’avez plus d’armée !
Décidé à quitter Moscou avec ses 100.000 hommes, Napoléon laisse Eugène de Beauharnais et ses 15 000 hommes en avant-garde pour dégager la voie de toute force russe opposée à se fournir en ravitaillement sur la route du retour.
Le 24 Octobre, le prince Eugène arrive à Maloyaroslavets, à 110 km au sud-ouest de Moscou pour prendre le contrôle d’un pont principal sur la rivière Lusha. Il rencontre les troupes de Dokhtourov contre lesquelles il perdit le tiers de ses hommes. Pire, au cours du combat, Napoléon faillit être capturé par une bande de cosaques et décida de porter désormais un sac de poison autour du cou pour éviter d’être pris vivant…
Alors que Koutouzov se repliait le 26 octobre vers le sud, Napoléon entamait une retraite cauchemardesque.
Le 28 octobre, il traversait Mojaïsk qui avait été brûlée par les Russes, l’incroyable « caravane » de la Grande Armée s’étirait sur de longues files, une large étendue et à perte de vue. Chaque jour qui passe voit désormais l’abandon de centaines de voitures, de matériels, en attendant finalement d’abandonner les canons. Bientôt, chaque unité, chaque corps, marche pour soi défendant, les armes à la main, les lieux de refuge pour la nuit, izbas, granges, ou quelque nourriture miraculeusement découverte. Malgré les difficultés, l’armée emporte ses blessés, ils sont des centaines, des trois dernières batailles, et aussi quelques milliers de prisonniers, qu’il n’est plus question de nourrir : ils meurent de faim et les soldats les achèvent faute de mieux, les survivants dévorent les cadavres de leurs compagnons décédés dans la nuit et les chevaux épuisés continuent de mourir sur le chemin, l’horreur s’invite dans la retraite de Russie.
Les fruits du pillage de Moscou commencent grotesquement à joncher le sol et des hordes de trainards apeurés et de pillards affamés se forment et ralentissent d’autant les mouvements. Indisciplinés, ils se montrent vite incontrôlables et ravagent la campagne.
Au nord, 43 000 Russes de Wittgenstein sont tombés sur le corps de Gouvion Saint-Cyr d’environ 25 000 hommes à Polotsk (18-20 octobre). 7 assauts de front transforment le combat en une terrible mêlée extrêmement meurtrière, cette bataille laisse 8 000 Français tués ou blessés, pour environ 12 000 Russes.
Le 2 novembre, Davout atteint Viazma péniblement, le reste de l’armée s’étendant dans une énorme colonne bigarrée de plus de 100 kms. Il doit faire face à Miloradovitch et ne dispose au mieux que de 24 000 hommes contre environ 27 000 Russes. Davout est enveloppé et attaqué de tous les côtés par l’avant-garde russe. Ses 5 divisions forment le carré et doivent subir pendant 10 heures les attaques et le feu des Russes qui peuvent faire de sanglantes trouées dans un ennemi concentré et sensible aux tirs des canons.
Napoléon, qui pensait pouvoir à nouveau affronter Koutouzov rassembla ses troupes. Il ne se doutait pas encore à ce moment de la décomposition avancée de son armée, mais en seulement deux semaines, elle était considérablement réduite. Les pertes en chevaux étaient les plus graves, le 1er et le 3ème Corps de cavalerie ne comptaient plus que 200 chevaux, les Polonais de Poniatowski au départ de Moscou qui se comptaient encore 5 000, n’étaient plus que 700…
Après trois jours, le froid de plus en plus mordant ajoutait aux souffrances des troupes en retraite et aux difficultés de survie des soldats et des chevaux. L’Empereur, conscient de l’impossibilité de faire front, se résignait à la retraite vers Smolensk le 5 novembre. Les Français étaient seulement à 80 kms de la ville où il serait possible de refaire ses forces et d’attendre la fin de l’hiver.
Sous la neige qui tombe à gros flocons, les troupes, déjà passablement affamées, cheminent difficilement. L’état sanitaire de l’armée était terrifiant, déjà la moitié n’était plus qu’une horde apeurée et affamée. Les trainards avaient jeté armes et bagages et marchaient lentement à la suite de troupes encore constituées et ordonnées. Ce n’était
plus qu’ une sorte de mascarade de carnaval, chiffons enroulés autour des jambes, fourrures de femme, accoutrements bizarres, chapeaux hétéroclites. Les soldats, pour se protéger du froid s’étaient emparés sur les prisonniers, sur les cadavres et de force en prenant aux mourants, aux plus faibles, aux isolés, les pièces de vêtements salutaires. Notamment les gants, les chapeaux, les écharpes, les couvertures mais aussi la nourriture. Car, à part quelques réserves défendues par les troupes encore en ordre, l’armée vivait des chevaux morts ou de ceux qui étaient abattus et de quelques ressources qui arrivaient encore de l’arrière, de Smolensk. Dans cette marche de la mort qui commence, une halte peut signifier la fin.
« L’armée française serra les rangs, et poursuivit, en fondant peu à peu, sa route fatale vers Smolensk. » L.Tolstoï
Les troupes ayant gardées leurs armes, repoussent des hommes hagards et désarmés. Des scènes horribles commencent, des hommes qui ne sont pas encore morts sont dépouillés, la camaraderie disparaît pour laisser place à un froid instinct de survie. C’est la loi du plus fort, celui qui veut survivre doit le faire au détriment d’autres hommes, il y a des cas d’anthropophagie. Il faut marcher, souvent le ventre creux, dans la neige et surtout sur les routes verglacées, où les chevaux non ferrés patinent et s’épuisent à tirer les canons et les voitures. Le froid se fait plus vif, et il tue. Ceux qui ne peuvent trouver un abri pour la nuit, ou un feu, sont décimés par les températures glaciales, -20, -25 °C suffisantes pour plonger les plus faibles dans un sommeil et une langueur dont ils ne se réveillent jamais.
Le 9 novembre, enfin, après une marche épuisante et meurtrière, les premiers Français atteignaient Smolensk.
La ville présentait un horrible aspect, à moitié brûlée lors de la bataille du mois d’août, elle fut vite saturée par l’arrivée des troupes et surtout par les fuyards et les trainards. Ils sont des milliers et ils ont faim. La porte de la ville qui leur a été fermée pour tenter d’endiguer les pillages et protéger les ressources restantes accumulées ici en réserve, sont forcées. Une horde invraisemblable, bigarrée et gesticulante se répand dans la ville, se jette sur les magasins de l’armée et sur les chevaux de réserve devant remplacer les pertes et tirer les attelages. En quelques heures c’est un immense gâchis, la ville est mise à sac. Les soldats trouvent également de l’eau-de-vie et de l’alcool, ils s’enivrent, ils saccagent. Le sergent Bourgogne qui a laissé des mémoires, raconte comment il vit à Smolensk une troupe déguenillée et saoule, jouer dans une église des grandes orgues en chantant à tue-tête…
Lettre du soldat Augustin Bonet :
Smolensk, 10 novembre. “Ma chère Maman, écris-moi souvent et longuement, c’est le seul plaisir, la seule consolation qui me reste dans ce pays de sauvage que la guerre a rendu désert. Heureusement enfin nous l’abandonnons. Nous voici déjà à près de 100 lieues de Moscou. Nous avons passé le plus mauvais et le plus stérile chemin. Les chevaux morts sur la route ont été aussitôt dévorés. La neige couvre déjà des contrées ; la marche est pénible, mais à force de fatigues et de souffrances, l’armée se retire. Il paraît que nous irons passer l’hiver à Vilna, et quoiqu’à plus de 500 lieues de Paris nous espérons rentrer dans notre patrie. Nous sommes déjà fort aises de nous trouver sur les anciennes limites de l’Europe. A quelque lieues d’ici sont les frontières de la Pologne ; et ce n’est pas un léger plaisir de laisser derrière nous cette infernale Russie, que nous serons peut-être bien aises d’avoir vue tout en nous désespérant de la voir. Les plus vieux militaires n’ont jamais fait une campagne pareille à celle-ci. Tout ce que je vois me confirme dans les idées de retraite que mon dernier séjour à Castres m’a inspirées. Adieu, ma chère maman ; je me porte bien, le séjour de Moscou ne m’a pas été favorable. J’embrasse de tout coeur papa, mes soeurs. »
Napoléon devait attendre ici jusqu’au 13 novembre les colonnes éparses de sa Grande Armée. Elle se trouvait déjà réduite à environ 45 000 hommes armés et 220 canons sur les 104 000 et plus de 520 canons partis de Moscou le 18 octobre. Le reste avait succombé ou ne formait plus qu’une masse grouillante. Smolensk, en ruine, n’était pas la terre promise et l’Empereur dut très vite se rendre à la raison : la retraite devait continuer au plus vite vers le Niémen pour sauver l’Armée, enfin ce qu’il en restait car Ney, qui avait pris la tête de l’arrière-garde à la place de Davout qui déclarait : «Sire, vous n’avez plus d’armée ! »
Faber du Faur raconte :
« 12 novembre, après 20 jours de marche, nous étions enfin arrivés à Smolensk. Cette ville qui, deux mois et demi auparavant nous avait vus la traverser victorieux, nous recevait, couverts de lambeaux, dans ses murs déserts. L’espérance, par sa puissante magie, redoublait nos forces et nos efforts, pour nous faire atteindre à ce premier but d’un repos prétendu. Mais que notre illusion fut de courte durée ! L’armée n’y trouva ni vivres, ni vêtements, pas même un abri contre les rigueurs du froid. Les derniers liens de l’ordre et de la discipline se rompirent ici : chacun ne songea plus qu’à soi-même et chercha à se procurer les moyens de prolonger ses tristes jours. On mit en pièces une partie des affûts, traînés jusqu’ici avec tant de peines. On ensevelit les canons dans les flots du Dniéper, afin de sauver, dans cette pénurie de chevaux l’autre partie d’une ruine totale […] Par un froid de moins 18 degrés, un bivouac établi au milieu d’une neige profonde, sur les décombres et dans la cour d’une maison incendiée, quelques faibles aliments, pour la possession desquels, il fallait encore, aux portes des magasins en venir aux prises avec des milliers de spectres que la faim rendait furieux, et cela, un seul jour de repos, voilà tout ce que nous trouvâmes à Smolensk […] nous cherchâmes à placer nos malades et nos mourants dans les maisons situés sur la place Neuve et converties en hôpitaux. Ces hospices, qui étaient loin de suffire à l’immense affluence de tous les souffrants, présentaient une image déchirante de la désolation. On voyait ces infortunés entassés pêle-mêle sous les arcades de ces maisons, abandonnés de tout le monde, privés de tout secours, ils devenaient infailliblement des victimes du froid de la première nuit »
Source : Laurent Brayard http://french.ruvr.ru/2012_06_24/Campagne-de-Russie-1812-histoire/ La Voix de la Russie Голос России
http://french.ruvr.ru/2012_07_15/campagne-1812/