Une Veduta est une vue de paysage de Venise. Au XVIIIe siècle, l’aristocratie anglaise éclairée affectionne le Grand Tour et Venise est l’étape obligée avec Rome, Florence, Francfort et, bien-sûr, Paris, du voyage initiatique de l’homme cultivé. Souvent jeune, flanqué d’un précepteur chargé de contrôler sa conduite et les enseignements qu’il en tirait, particulièrement en pays papiste, il pouvait à son retour démontrer “combien un cancre qu’on a envoyé courir le monde l’emporte sur celui qu’on garde au bercail”…
Si, à Rome ou à Naples, il se passionne pour le classicisme antique ; Venise est la ville des tentations, des plaisirs et surtout de l’étrange : une ville sur l’eau, une république aristocratique, toute sorte de mélanges associant la ferveur artistique aux piétés communes, une ville à la fois grecque et latine et une foule cosmopolite venant de toute l’Europe et du Levant. Les récits de mascarades, de régates, de sérénades dans les rues, de bouffonneries théâtrales ou d’opéras alimentaient l’imaginaire des jeunes anglais tout comme la réputation et le charme de ses femmes.
Il est normal de revenir d’un tel voyage avec un souvenir éternel sous le bras comme une vue de la Basilique St Marc, du pont du Rialto, du Palais des Doges ou de la Giudecca en laissant les autres, moins convenables, dans la tête. Rien de mieux qu’une carte postale de luxe qu'ils accrochent dans le salon de leur hôtel particulier comme un trophée. Il est également indispensable d’apparaître sur le tableau, de manière discrète, mais réaliste et quelquefois en plusieurs points simultanés, dans des activités sobres et des poses majestueuses, levant ainsi toute suspicion. Ainsi, le tableau s’accompagne souvent de nombreux personnages dispersés dans l’agitation de la vie vénitienne à laquelle s’associe le visiteur et qui ne fait sens que pour lui.
Celle qui était, dans le passé, la première puissance du monde médiéval par son commerce avec l’Orient est devenue une ville de tourisme aristocratique et bourgeois.
Débordante de joie, foisonnante de plaisir, de carnavals et de masques, c’est aussi la ville du jeu et de l’argent et c’est sans compter qu’elle vendra son image au monde entier, celle de ses palais majestueux et de ses fêtes somptueuses.
Ce sont aussi les derniers feux de la Sérénissime, son chant du cygne.
Le musée Jacquemart-André consacre cette exposition aux védutistes : Antonio Canaletto et Francesco Guardi. Ils ne se sont probablement jamais connus, Guardi est le plus jeune. Ils ne furent pas les seuls à peindre le Grand Canal ou le Campanile, mais furent les plus célèbres et les plus prolifiques. Une
discipline qui exige un effort de précision et de rigueur, de théâtralité baroque, plus présent chez Canaletto ; cette virtuosité assez visible dans le mouvement chez Guardi, mais qui ne nécessite aucune connaissance mythologique ou historique comme c’est normalement le cas chez un peintre de cette période. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu l’histoire des Doges ou le périple méditerranéen de Saint Marc pour peindre l’Eglise de la Salute ou l’Eglise Santa Lucia.
Antonio Canaletto (1697-1768) travaillait principalement pour les voyageurs anglais. Ami avec le célèbre collectionneur Joseph Smith, consul britannique à Venise, il résidera en Angleterre de 1746 à 1755. La couronne britannique possède la plus importante collection de peintures et de dessins de Canaletto. Avec l’aide de Smith, Canaletto domine la concurrence. Il a été formé d'abord comme peintre de décors par son père Bernardo Canal et a travaillé avec son frère dans les théâtres de Venise et de Rome dans les années 1720. On sait peu de choses de sa formation en peinture de chevalet ni de ses inspirations. Il sera élu à l’académie de Venise en 1763, après deux tentatives infructueuses antérieures. D’innombrables images, peintes par lui, sont en Angleterre et beaucoup aux Etats-Unis. Quelques tableaux majeurs resteront en Europe et en Italie.
Il découvrit bientôt, cependant, que la production de masse de photos de sites célèbres pour les touristes produisait plus de ducats que les chefs-d'œuvre de la peinture de particuliers. Il a donc rationalisé sa technique, formé un studio d'assistants et s'est développé un flux régulier de formules, images éclairées, fondées sur un répertoire de dessins et de panoramas projetés dans une “camera obscura” , ancêtre de l'appareil photo. On peut voir un exemplaire de ce dispositif dans l’autre exposition qui lui est consacrée actuellement, au musée Maillol.
Cette chambre optique, qui lui permet de trouver des détails surprenants, était déjà utilisée par le Caravage et étonnera le monde entier. Le musée Jacquemart-André dispose dans ses collections permanentes de 2 Canaletto et d’un Guardi dont les prix sont très différents et qui reflètent la différence de statut de l’un par rapport à l’autre. Canaletto a toujours eu une image plus noble, plus riche, un prestige qui ne présentait pas de risques. La minutie et la description précise des personnages, son point de vue, cet espace aérien organisé fut longtemps le plus reconnu. Ce ne fut pas le cas de Guardi, moins rigoureux.
Le style pictural de Francesco Guardi (1712-1793) est connu comme “pittura di tocco” : petit pointillage et fougueux coups de pinceau. La solidité de l’ensemble de Canaletto est échangée contre un style personnel, un dessin calligraphique, brio nuageux, style de peinture plus lâche qui diffère du style plus linéaire et de l'architecture précise. Trouble, dans l’eau de la lagune qui envahit le quai ou dans les effets de courbure des personnages, cela fera, un siècle plus tard, de Guardi une source très prisée par les impressionnistes français.
Canaletto peint Venise, en plein jour ensoleillé, Guardi peint au-dessus d'une ville au crépuscule. Ces contrastes, cependant, ne doivent pas se contenter de simplifier les faits et beaucoup de traits sont bien souvent communs. Guardi développe une production encore plus importante que celle de son aîné. On estime à 900 le nombre de ses vedute, de formats souvent plus modestes. En fin de compte, les tableaux de Guardi évoquent le début de la dissipation de la ville elle-même. L'empire maritime vénitien eût un déclin rapide. Dans l'esprit de Napoléon, Venise est un « salon de l'Europe», peuplé de casinos, de carnavals et de courtisanes à la location. Bonaparte y met fin en 1797 et livre l’ex « Sérénissime » aux Autrichiens comme monnaie d’échange. Fâcheux destin.
Musée Jacquemart-André - Exposition... par culturespaces
Sur Canal Académie avec Nicolas Sainte Fare Garnot, conservateur du Musée Jacquemart-André à Paris
Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann Paris 8e. Du 14 septembre 2012 au 14 janvier 2013. Tous les jours 10h-18h, nocturne samedi, lundi 21h.
http://canaletto-guardi.com/