Misia Godebska Natanson Edwards Sert (1872-1950) est une figure de légende de la vie artistique française de la Belle Époque. Le musée d’Orsay rend hommage à une artiste, pianiste sans carrière, russe vivant en France, cosmopolite et parisienne, secrète et tenant salon. Surnommée Madame Verdurinska par Gabrielle Chanel pour ses réceptions courues du Tout-Paris de la Belle Époque et dans lesquelles s’agitent de nombreux artistes, tous amoureux d’elle, qu’elle se plait à réunir et tout autant à brouiller. Mariée trois fois, divorcée trois fois, éloge d’une vie de divertissement, de mode et de luxe.
Née d’une famille de musiciens, elle interprète Beethoven, Schubert, Chopin, s’enthousiasme pour Debussy, Ravel puis Satie et Stravinsky. Un florilège esthétique qui la porte aussi vers d’autres découvertes à travers La Revue Blanche, fondée par les frères Natanson à Bruxelles et dans laquelle Proust rêvait de voir son nom. Elle épouse Thadeus Natanson en 1893 et vit au 9 rue Saint-Florentin, quartier à la mode près de la place de la Concorde. Riche banquier polonais, l’homme soutient activement les Dreyfusards et ouvre les pages de La Revue Blanche aux défenseurs du capitaine en exil. Il est l'un des fondateurs de la Ligue des Droits de l'Homme, née dans le contexte de l’affaire.
Autour du couple s’active une vie mondaine dans laquelle on trouve de nombreuses personnalités du monde artistique dont Édouard Vuillard, Pierre Bonnard, de Toulouse-Lautrec, Félix Vallotton, Renoir qui fait son fameux portrait de Misia en 1904. C’est un vrai salon des refusés qui gravite autour de la muse charmeuse qui compte également des proches dans le monde littéraire comme Anatole France, Octave Mirbeau, Marcel Proust (Misia deviendra la princesse Yourbeletief dans la Recherche), Jules Renard, Stéphane Mallarmé. Des auteurs publiés dans La Revue Blanche comme Tolstoï, Wilde, Tchekhov, Kipling sont alors inconnus en France. Ce sont surtout tous des signataires de la pétition contre le faux patriotique et pour la réhabilitation du capitaine qui entourent la jolie expression d’intellectuels, inventée par Maurice Barres, qui date de cette époque tout comme l’expression des frères Goncourt qui qualifient ce cocon de bonnets à plumes virtuoses de nid de youtres.
Parée de toutes les bontés par un mari qui affectionne son côté animal et magnétique, Misia est un spectacle quotidien pour sa cour d’artistes qui apprécient ses tenues suggestives et ses robes échancrées. Elle entretient un imaginaire érotique en posant pour eux, sans toutefois aller au-delà de ce qui est convenable. Elle finira cependant par céder à l’homme de presse richissime Alfred Edwards, propriétaire du Matin, du Théâtre et du Casino de Paris, qui lui fait tourner la tête sur son yacht prestigieux : L’aimée et surtout qui sauve Natanson de la faillite, faisant de la belle slave l’objet d’un marchandage indigne et peu scrupuleux (1905). Les frasques d’Edwards inspireront le personnage de Biron dans Le Foyer d’Octave Mirbeau, pièce à scandale écrite en collaboration avec Natanson, qui nous révèle un monde cynique et dépravé. Le couple vit au 244 rue de Rivoli et souvent à l’Hôtel du Rhin, place Vendôme. Edwards tombera amoureux de la demi-mondaine Geneviève Lantelme qui négociera sa discrétion avec Misia contre un collier de perle et Misia elle-même. Négociation qui échouera puisqu’elle finira par épouser Edwards avant de finir tragiquement et mystérieusement noyée dans le Rhin. Après son divorce en 1909, Misia vivra presque continuellement entre son appartement du 29, Quai Voltaire et l’hôtel Meurice.
C’est la même année que débarquent à Paris les ballets russes de Dhiagilev qui passionneront et scandaliseront la capitale avec la chorégraphie de Nijinsky dans l’après-midi d’un faune. Audace d’une modernité surprenante à laquelle il est fait allusion dans l’exposition par une reconstitution de quelques modèles de Parade, montage de Picasso, Cocteau et Satie. Misia finance largement le projet et se passionne pour cette nouvelle mode tout autant que pour la musique de Stravinsky ou le Boris Godounov de Moussorgski. De cette période date aussi sa passion pour le peintre mondain catalan José-Maria Sert (auquel le Petit-Palais consacre actuellement une exposition) qu’elle épousera religieusement en 1920. Peu après, le peintre tombera amoureux d’une belle sculptrice géorgienne, Roussy, qui vivra quelques temps avec le couple à l’hôtel Meurice. Elle tombera également amoureuse de la jeunette, ce qui fit jaser et finira par provoquer son troisième et très douloureux divorce en 1927, puis l’annulation du mariage par le Vatican pour cause de stérilité. Ce ménage à trois, entre Misia et Roussy, inspira à Cocteau Les Monstres Sacrés. Un film de 1934, où apparaissent Misia, Roussy et Colette, clôt l’exposition.
Misia fit la connaissance de Gabrielle Chanel en 1917. Début d’une longue amitié avec celle qui recueillera son dernier souffle. Elle n’avait eu que des maris et pas d’amant, Coco n’eut que des amants et pas de mari. Amour et rivalités, attraction et disputes, une vie romanesque qui se terminera dans les drogues, solitaire comme tragique en 1950. Mallarmé, Debussy, Diaghilev avaient disparu, les guerres étaient passées par là et rien ne restait du temps d’avant. Oubliées les affabulations, les manipulations, les chamailleries hautaines, les indiscrétions subtiles, mais qui autorisent, au bout du compte, à se demander : qui était vraiment Misia ? Une réponse à trouver, comme on lit cette exposition : entre les lignes.
« Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût de celui-ci se détournait de l’art raisonnable et français d’un Bergotte et s’éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin, sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse Yourbeletief, servir de vieille fée Carabosse, mais toute-puissante, aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique, mais peut-être aussi vive que l’affaire Dreyfus. Là encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait être au premier rang. Comme on l’avait vue à côté de Mr Zola, tout au pied du tribunal, aux séances de la Cour d’assises, quand l’humanité nouvelle, acclamatrice des ballets russes, se pressa à l’Opéra, ornée d’aigrettes inconnues, toujours on vit dans une première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletief » M.Proust – A la recherche du temps perdu.
Musée d’Orsay – Misia, Reine de Paris - Exposition du 12 juin 2012 au 09 septembre 2012
http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/expositions/au-musee-dorsay/presentation-generale/article/misia-reine-de-paris-32546.html