• Facebook
  • Twitter
  • Linkedin
  • RSS
  • Des noms et des rues de Paris

    Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/HAZAN/19227
    Rues de ParisEric Hazan . auteur de L’Invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus, Seuil, Paris, 2004.  Pour la rédaction de cet article ont été utilisés Histoire et mémoire du nom des rues de Paris, d’Alfred Fierro (Parigramme, 1999), et l’indépassable Dictionnaire historique des rues de Paris, de Jacques Hillairet (2 vol., Editions de Minuit, 1985 [1961]).


    Pour passer de la place de la République au canal Saint-Martin, à Paris, on a le choix entre la rue Beaurepaire et la rue Léon-Jouhaux. Nicolas Beaurepaire, qui commandait pendant la Révolution le régiment de Maine-et-Loire, dirigeait en septembre 1792 la défense de Verdun, assiégé par les Prussiens. Le conseil municipal ayant décidé de capituler, Beaurepaire se tira une balle dans la tête. La Convention vota le transfert de sa dépouille au Panthéon. Léon Jouhaux, lui, organisa avec l’argent américain la scission du mouvement syndical français au moment des grandes grèves insurrectionnelles de 1947. Il reçut en 1951 le prix Nobel de la paix.

    Ainsi, au gré des majorités municipales et de l’esprit du temps, la gloire et l’infamie voisinent-elles sur les plaques bleues où sont inscrits les noms des rues de Paris.
    Il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant très longtemps, l’appellation des rues n’avait rien de politique. Rue des Lavandières-Sainte-Opportune, rue Gît-le-Cœur, rue du Chat-qui-Pêche, rue des Blancs-Manteaux : ces noms poétiques, qui se lisent dans les quartiers datant du Moyen Age ou de l’Ancien Régime, étaient liés à un caractère, à un détail particulier de la rue.

    Ils étaient là pour désigner, et non pour honorer qui que ce soit. Les rares exceptions concernaient les membres de la famille royale — comme la place et la rue Dauphine, en l’honneur du dauphin, le futur Louis XIII — ou de grands ministres comme Richelieu, Colbert ou Mazarin ; mais, dans ce cas, le nom de la rue était lié à l’hôtel que ces personnages illustres s’y étaient fait construire.
    Souvent, c’était une enseigne qui servait à désigner la rue — du Roi-Doré, de la Lune, de la Colombe, de l’Arbre-Sec. Ailleurs, c’était un propriétaire local — comme Simon-le-Franc, Aubry-le-Boucher ou Bertin-Poirée. Parfois, le nom évoquait le métier qui s’exerçait là : Ferronnerie, Verrerie, Coutellerie ou Grande-Truanderie.

    Parfois encore, il venait d’une église ou d’un couvent que la rue longeait ou desservait : rues des Nonnains-d’Hyères, des Haudriettes, des Prêtres-Saint-Séverin ; ou la rue Saint-Martin, qui menait au grand prieuré de Saint-Martin-des-Champs, l’actuel Conservatoire national des arts et métiers.
    La Révolution abolit les « saints » et débaptisa les rues trop marquées d’Ancien Régime : la rue Notre-Dame-des-Victoires devint ainsi la rue des Victoires-Nationales ; la place Vendôme : la place des Piques ; la rue Royale : la rue de la Révolution et la rue des Francs-Bourgeois les seules personnalités de cette éphémère toponymie révolutionnaire furent les grands martyrs : place Chalier (actuelle place de la Sorbonne), rue Marat (devenue rue de l’Ecole-de-Médecine).


    C’est sous l’Empire que pour la première fois les noms de rue furent massivement utilisés à la gloire du régime : les victoires — Lodi, Castiglione, Marengo, Rivoli, Austerlitz, Iéna — et les morts au combat — Desaix (tué à Marengo), Bourdon, Castex, Morland, Valhubert (morts à Austerlitz). Napoléon III suivra l’exemple de son oncle : parmi les nouvelles voies percées par Haussmann, plusieurs portent le nom des victoires en Crimée — l’Alma, Malakoff, Sébastopol — ou sur les Autrichiens en Italie — Magenta, Solferino, Palestro, Turbigo.
    Au début de la IIIe République, il fallait trouver de nouveaux intitulés, aussi bien dans les quartiers centraux, où les tracés haussmanniens étaient encore en chantier, qu’à la périphérie, où s’achevait l’annexion des villages de la couronne, d’Auteuil à Montmartre, des Batignolles à Belleville.

    Dans la liste de ces noms transparaît la lutte entre le conseil municipal, anticlérical, radical et socialiste, et le préfet de la Seine, qui suivait les consignes du ministre de l’intérieur. Il est cependant un point qui semble avoir fait consensus : la glorification de l’épopée coloniale, de l’Algérie (rues de la Smala, de la Mouzaïa, de Constantine) au Tonkin (rue de Sontay), et même à la Chine (rue de Pali-Kao), sans compter les nombreux officiers qui avaient gagné galons et étoiles dans ces campagnes, comme Bugeaud, Lamoricière, Lamy, Marchand, Gouraud, Mangin, Faidherbe, etc.
    Anticléricaux et dreyfusards réussirent à donner à la rue des Rosiers, qui montait vers le Sacré-Cœur en cours de construction, le nom du chevalier de La Barre, roué en 1766 pour blasphème et irrespect envers une procession.

    De même, celui d’Etienne Dolet, imprimeur humaniste brûlé en 1546 pour diffusion de l’athéisme, fut attribué à une petite rue menant à l’église de Ménilmontant. Les élus de gauche parvinrent même à faire célébrer quelques-unes des figures de la Commune, avec les rues Charles-Delescluze, Eugène-Varlin, Jules-Vallès, Jean-Baptiste-Clément ou la place Jules-Joffrin.
    Mais l’audace des édiles avait ses limites. S’agissant de la Révolution, ils choisirent d’honorer des dantonistes — Camille Desmoulins, Fabre d’Eglantine, Hérault de Séchelles et Danton lui-même — et des Girondins, comme Vergniaud, Pétion ou Condorcet. On trouve même dans les beaux quartiers des voies qui commémorent des thermidoriens présentables comme Cambon, Carnot ou Boissy d’Anglas.

    Mais ce n’est pas à Paris, c’est en banlieue, dans l’ex-ceinture rouge, que l’on peut trouver des rues Marat, Robespierre, Varlet ou Babeuf. Il existe bien une rue Saint-Just à Paris, mais elle est difficile à repérer, coincée entre le dos du lycée Honoré-de-Balzac et le boulevard périphérique : personne n’y habite, vu qu’elle longe le mur d’entrée du cimetière des Batignolles.
    A la Libération, le conseil municipal socialo-communiste donna à plusieurs voies importantes les noms de morts de la Résistance : Corentin Cariou, Marx Dormoy, Jean-Pierre Timbaud fusillé à Chateaubriant, le colonel Fabien tué sur le front d’Alsace en 1945, Léon-Maurice Nordmann, du réseau du Musée de l’homme. Dans la liste figure même une femme, Danielle Casanova. Et, dans la foulée, le conseil décida en 1946 de donner le nom de place Robespierre à la place du Marché-Saint-Honoré — emplacement du couvent des Jacobins et du célèbre club dont Robespierre fut l’animateur et l’orateur le plus en vue. L’anomalie ne dura que quatre ans : en 1950, le conseil passé à droite supprima de la carte parisienne ce patronyme détesté.


    Plus récemment, la construction d’un nouveau quartier autour de la Bibliothèque nationale de France offrait une occasion exceptionnelle d’honorer la littérature moderne. Mais les figures choisies révèlent les goûts littéraires de nos édiles : ni Jean-Paul Sartre, ni Jean Genet, ni Samuel Beckett, ni Michel Foucault — mais François Mauriac, Jean Anouilh, Georges Duhamel et Marguerite Duras.
    Aujourd’hui, les voies nouvelles devenant rares, on baptise de simples carrefours : places Hannah-Arendt ou Henri-Krasucki à Belleville, place Michel-Debré à Saint-Germain-des-Prés. Mais on pourrait mieux faire. Pourquoi ne pas débaptiser des voies dont le nom est comme un déshonneur urbain : la place Napoléon-III devant la gare du Nord ; l’avenue Mac-Mahon — général capitulard, président factieux, crétin notoire ; la rue Thiers, dont on pourrait penser qu’elle n’est pas possible à Paris ; la rue Alexis-Carrel, faux savant, eugéniste et vichyste ? Et parmi les soixante et onze généraux dont une rue porte le nom, combien de criminels des guerres coloniales, combien de bourreaux du peuple parisien mériteraient de rentrer dans l’anonymat...

    On pourrait les remplacer par des femmes, presque absentes des plans de Paris si l’on excepte les saintes et les sœurs. On pourrait y ajouter des personnages romanesques : Lucien de Rubempré ou Charles Swann méritent sans doute plus de figurer sur une plaque que bien des vieilles gloires bourgeoises et académiques.