Elle est aujourd’hui au sommet de sa popularité, plus qu’elle ne l’a jamais été. Ville luxueuse d’un apparat sans égal avec ses milliers de restaurants, où les touristes étrangers viennent en voyage de noces et font souvent la queue devant ses boutiques de marques. Un parcellaire dont le prix au mètre-carré flambe continuellement et un niveau de vie parmi les premiers au monde, peut-être même le premier, ramené à la taille de sa population. Des évènements culturels prestigieux s’y déroulent toute l’année, d’une variété incroyable. Pourtant ! cette ville qui brille dans l’imaginaire international a-t-elle vraiment les ambitions d’une grande métropole moderne ? Voilà la question, surprenante, qui sort de ce livre…
Première constatation : L’effervescence touristique à Paris, va de pair avec une commercialisation à l’extrême, le visage markéting de la ville et ses déclinaisons remplacent petit à petit toute autre activité. La capitale mythique menace la ville citoyenne et active, comme une autre, avec sa variété naturelle. La transformation de la cité vers une galerie marchande tertiarisée, éclatée en villages, avec de hauts revenus s’accompagne naturellement de la fuite de métiers, de la disparition de l’industrie et de la banalisation des commerces.
Au même moment, il constate qu’il est de plus en plus difficile de développer une activité, même banale, de faire pousser une tour, de mettre en chantier des logements. La situation des transports est catastrophique et s’accompagne d’une volonté évidente de supprimer l’automobile de la ville. Paris, capitale du positivisme à la fin du XIXe siècle, est maintenant au point inverse, à la fin du XXe et projette une vision pastorale de la ville. Le maintien d’une population modeste, tout comme la création d’entreprises nouvelles seraient quasi impossible sans la législation.
L’auteur part de cet aveu qui révèle un corps travaillé en profondeur par de multiples contradictions, doutes, désaccords profonds qui l’empêchent de jouer son rôle de phare universel. Quelle est l’identité réelle de Paris ?
A ce sujet, la candidature de Paris aux JO de 2012 fut révélatrice. L’hostilité de la population à cet évènement, que les autorités ont eu bien du mal à cacher, n’a certainement pas été sans incidence sur son échec : de l’extérieur, la ville apparait figée, sans élan, immobilisée, hostile au futur et affligée d’une perte de dynamisme, dépressive en dépit des efforts de la mairie pour médiatiser certaines initiatives (startups, évents etc.). Voir à ce sujet les accrochages médiatisés sur les choix urbains : débats autour des serres d’Auteuil, autour de la ferme Montsouris, qualifiée de « site exceptionnel » par un candidat ou de l’avenir de l’ile Seguin, voire de l’hôtel Dieu, fermeture des voies sur berges etc. qui montrent des tensions régulières, une vie psychique urbaine tourmentée par des conceptions opposées et contradictoires sur l’avenir.
L’inconscient travaille en particulier dans le langage, ses fixations, ses récurrences : la dévitalisation revient dans l’évocation mythique des anciennes Halles et de leur départ, du trou et des travaux qui ont suivi, période très brève mais traumatique, comparable à la perte d’une partie de soi, à l’amputation d’un membre. Le souvenir emblématique et exagéré de monstres : « Haussmann » « Pompidou » passés dans l’imaginaire comme des destructeurs « qui ont fait du mal à Paris » revient comme une obsession hallucinatoire. Une dérive qui mène à la dépression ultime : le sentiment de la mort de la ville : tous les ans, revient opportunément la menace de la crue centenaire, alors que de nombreux travaux ont été réalisés pour détourner ses effets et rendre sa probabilité quasi nulle. Paris n’a jamais été sérieusement menacée par un incendie ravageur comme d’autres villes comparables, mais certains évènements, plus que d’autres, bercent la mythologie parisienne : l’histoire de l’incendie du bazar de la charité, les incendies provoqués par la commune, le ressassement régulier de l’épisode « Paris-brûle-t-il ? » quand Hitler demanda qu’on incendie la ville en 1944, un épisode (historique ?) pourtant très controversé. En clair : Paris brûlera-t-il ?
L’hallucination négative : « voir ce qui n’est plus » explique l’appétit de reconstitutions de monuments disparus quand ils deviennent du rabâchage : les Tuileries, Paris avant Haussmann, les anciens bordels, le boulevard du crime etc. quand les épisodes de destructions avec de nombreuses victimes pendant la guerre de 1918 (St Gervais) ou 1944 (Billancourt,La Chapelle) sont ignorées, comme les destructions massives d’hôtels particuliers ou d’églises. Cette émotion provoquée par le « Paris détruit » est symptomatique quand le témoignage de photos comparatives, comme la progression de l’hygiène publique prouvent le contraire. Elle répond dans l’imaginaire collectif à l’association du corps de la capitale à celle d’un corps mutilé, d’une histoire refoulée.
Les questions fréquentes sur l’origine de la cité corroborent l’assimilation de la ville à un corps vivant et mythique : situation de l’œuf original ? de l’ « omphalos » primitif entre l’île de la Cité, Nanterre ou ailleurs, ville Gauloise ou Romaine ? Pourquoi deux noms : Lutèce et Paris ? L’absence de géniteurs identifiés vient mécaniquement provoquer un doute sur son identité. La place mythique des enceintes disparues tient également une place de choix dans l’imaginaire infantile comme le souvenir d’une identification perdue et noyée dans la conurbation moderne. Période qui renvoie à l’enfance, paradis perdu.
L’autodépréciation est une habitude qui fait oublier les faits positifs du passé pour ne se souvenir que des mauvais. La célébration festive et collective est rarissime à Paris. Les commémorations des évènements glorieux (l’auteur prend l’exemple de la libération de Paris –5000 morts – 10000 blessés) mais on pourrait citer les grandes expositions universelles, la traversée de la Manche par Blériot, les victoires militaires qui ont joué un rôle important dans la construction du pays, les nombreuses inventions comme le cinéma, la photo etc.) sont curieusement occultées au profit de célébrations tragiques ou liées à des évènements sombres (guerres mondiales, commune, occupation, assassinat de Jean Jaurès etc. ) et s’accompagnent de débats idéologiques (Camus, Sartre, Céline, etc.) surannés.
La perception analytique de la célébration est celle d’un corps urbain qui oscille entre l’image diffusée, perçue et virtuelle : nuit blanche, paris-plage, mythification du luxe et des paillettes, dont la symbolique est masquée, voire inexistante et la prégnance de l’Histoire : nuit des musées, journées du patrimoine avec une confusion entre évènement, histoire, mémoire, commémoration qui attise la résurgence de faits douloureux renvoyés dans l’inconscient. Philippe Porret parle d’ ”anhistorisation”, terme qui s’applique à une volonté d'ignorance de l'histoire, d’un positionnement dans le présent hors de toute perspective historique, d’un désintérêt pour ses effets et d’un refoulement du passé.
Les hypothèses du refoulement : la surpopulation, Paris est la ville dont la densité de population est l’une des plus fortes au monde, la contrainte de vie dans un espace restreint et condensé serait générateur d’une angoisse importante non avouée. Autre possibilité : l’épouvantable situation de la circulation automobile qui donne le vertige quand on note le temps passé dans les bouchons ou à la recherche de stationnement, une tension également ressentie chez les touristes, très sensibles aux pulsions de cette destination de transfert romantique. La menace périphérique : Les évènements de mars 2006 lors des manifestations contre le CPE ou du printemps 2013 au Trocadéro ont montré des affrontements sociaux entre jeunes des agglomérations éloignées et la jeunesse citadine au milieu de touristes équipés des derniers jouets technologiques.
Plusieurs pistes de psychologie urbaine sont donc possibles, mais l’entrée de Paris dans le XXIe siècle ne se fait pas avec l’enthousiasme qui conviendrait, en rapport avec la position économique et le prestige mondial de la ville : l’élan semble brisé et l’histoire semble figée dans l’angoisse de l’avenir avec le petit mot de Françoise Sagan qui invite à la réflexion : « on ne sait jamais ce que le passé nous réserve » . À méditer.
D.L